VIII.

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Il s'écoule plusieurs semaines de peur et d'angoisse durant lesquelles les habitants ferment leurs volets chaque soir, empêchent leurs filles de sortir, jettent des coups d'œil anxieux vers les jardins de leurs voisins, annulent le concours de belote, désertent le marché et les champs, vont au travail en se rongeant les ongles, en bref ils vivent dans l'attente d'un autre événement tragique tout en espérant ardemment que rien ne se produise. Beaucoup se rendent à l'enterrement de la petite fille, pleurant parfois en assurant d'une main sur l'épaule un soutien aux parents, mais pensant secrètement qu'il vaut mieux celle-là qu'une autre.

Le maire presse les inspecteurs de résoudre l'enquête au plus vite, fournit les documents, fait dans l'urgence des dizaines de photocopie, demande trois fois par semaine où en est la progression, s'ils ont des suspects, ce qu'ils attendent pour trouver des preuves concrètes, s'emporte, raccroche, rappelle quelques heures plus tard pour s'excuser et tenter de soutirer quelques informations d'une voix désolée.

JungKook organise les funérailles, entame son deuil, gère son exploitation, arrête les marchés vides, pleure la nuit et réfute l'idée que la mort de son père ait été intentionnelle. Pourtant, car rien n'est plus tenace qu'une pensée, il rêve la nuit qu'une femme à l'odeur de forêt veille son père, puis l'étouffe avec l'oreiller de l'hôpital. Il se réveille alors, les yeux hagards, suant et haletant dans le noir, frémissant sans comprendre pourquoi, puis, ne pouvant plus se rendormir, part marcher dans le verger, âme solitaire entre les arbres, caresse du bout du doigt les feuilles tendres et les fruits, se sent apaisé et enfin relâche les muscles de ses épaules jusqu'alors tendus.


L'inspecteur Kim fait de son mieux pour ignorer les appels du maire, rassemble les preuves, interroge les suspects, essaie de ne pas faire de vague, espère qu'il n'y aura pas de nouveau meurtre, mais au fond de lui, il a le pressentiment que ce qu'il se passe dans ce village ne s'arrêtera pas avec une simple enquête. En fouillant dans les archives, un vendredi soir, contrarié car son dernier suspect a un alibi pour les deux meurtres, il tombe sur une pochette en carton, rangée dans une étagère en métal.

La pochette n'est pas classée dans son année correspondante, alors il l'ouvre, plus par curiosité que par réel espoir d'y trouver une piste. Sur la première feuille est écrit en gras l'année, l'inspecteur en charge du dossier et le sigle de la police nationale. Il la tourne. Le papier est épais et jaunis. S'ensuivent des photographies de cadavres aux gorges couvertes de morsures, aux visages lacérés, à la peau blafarde tachée de sang. Les blessures sont similaires à celles retrouvées sur les deux corps de son enquête.

Il regagne son bureau sans lâcher les clichés des yeux. Il s'assoit, sort les photos que la police scientifique a prises, les étale à côté de celles de la pochette, les regarde longuement, frémit, les déplace, les fixe encore, les range, un par un, méthodiquement, en s'attardant sur chacune d'elle. Il bascule en arrière, les mains derrière la nuque, contemple le plafond écaillé, les traces noirâtres vers les angles, les lampes aux ampoules basse consommation. Il n'a pas encore lu la pochette, mais il sent que c'est le même tueur. Les marques sont aux mêmes endroits, ont la même profondeur, et à quelques détails près, les mêmes courbes. Cependant, alors que son esprit vagabonde loin, il envisage la possibilité que ce soit non pas un, mais plusieurs assassins. Il le note sur le coin d'une feuille, le déchire, et le colle sur le mur, à côté de lui. Il doit y réfléchir.

Il se rassoit correctement et prend la pochette d'une main fébrile. Il écarte les clichés macabres au bout du bureau, et commence le premier paragraphe.

L'enquête s'est tenue en 1915. Des meurtres ont été commis dans le village puis dans les environs, mais ils ne se sont pas étendus aux villes voisines. En tout, seize victimes en cinq mois, plus ou moins réparties. On y décrit les scènes de crime, les suspects, les alibis, la liste des habitants de l'époque, plusieurs portraits psychologiques, notamment d'un poissonnier qui déclare voir « des grandes ombres aux gueules béantes qui marchaient sur deux pieds et qui étaient recouvertes de poils ». Plus loin, il est indiqué que cet homme a fini par être interné, après avoir répété dans tout le village que des démons entraient dans le corps des gens.

Mais alors qu'il s'attend à avoir la résolution de l'enquête, l'arrestation du coupable et le rapport de son procès, il n'en trouve rien. Le dossier s'arrête brutalement au milieu d'une page à moitié remplie d'une écriture penchée et maladroite, qui se finit par un tampon rouge « ENQUÊTE NON RÉSOLUE ».

TaeHyung referme la pochette. Il n'est pas plus avancé. Tous les suspects de l'enquête de 1915 doivent être morts. La plupart avaient déjà la quarantaine au moment des faits, et personne ne peut vivre aussi longtemps. Il soupire. Il a espéré qu'il trouverait quelque chose, même rien qu'un détail qui le débloquerait et l'enverrait sur de nouvelles pistes. Mais rien. Et la nuit qui se lève dehors ne lui laisse aucun répit.

Il baille, se dit qu'il est tard, hésite à emmener les deux dossiers pour les regarder chez lui de plus près, se ravise, pense qu'il peut se détendre et qu'ils ne s'envoleront pas, met son manteau, sort en claquant la porte, salue sa collègue qui travaille encore, marche sur le parking, entre dans sa voiture, démarre, prend la route de campagne qui sillonne entre les bois, les phares éclairant les ténèbres et la tête encore pleine d'images de cadavres.

Mais alors qu'il réfléchit sur l'hypothèse d'un groupe de tueurs, un animal sort de l'obscurité et se jette devant sa voiture. Il écrase le frein, les mains serrées autour du volant, la bouche ouverte d'un cri de surprise étranglé, tandis que derrière le pare-brise, un énorme loup le happe de ses yeux rouges.
Il s'arrête à quelques centimètres de la bête, les pneus brûlant l'asphalte. Il la regarde, immobile et terrifié, s'approcher de sa voiture, en faire le tour, le fixer, son visage seulement séparé par la vitre, lâcher un hurlement qui fait hérisser ses poils et disparaître entre les ombres dans un souffle, le laissant pantelant, les yeux écarquillés et le souffle court.

Il se grave alors dans son esprit la pensée indélébile que si cette bête avait voulu le tuer, elle aurait pu, et que le rempart qu'est sa voiture n'aurait pas tenu longtemps face à ses crocs de chasseur, à ses muscles noueux, à ses griffes de prédateur et à ses yeux rouges luisant du besoin de le détruire.

La Nuit des Loups | TaekookOù les histoires vivent. Découvrez maintenant