IV.

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Le jeudi, il part au marché. Il s'est levé avant l'aube pour placer les fruits dans sa camionnette, a laissé un mot à ses employés, puis s'en est allé au village. Le soleil se lève à peine quand il installe son stand, méthodique et appliqué dans la fraîcheur matinale. Les premiers clients sont arrivés à huit heures. Ils sont les habitués, qui savent quels fruits ils veulent, et comment les choisir. Ils discutent du prochain concours de belote, rient avec leurs bouches édentées, leurs petits yeux plissés, entourés de cernes violettes et profondes, saisissent les sacs plastiques de leurs mains tâchées de brun, tremblantes, aux veines qui courent comme des racines. Ils viennent plus par habitude et désœuvrement que par réel besoin de consommation, mais JungKook les aime bien.

Par politesse, chacun lui demande des nouvelles de son père, et lui transmet sa compassion. JungKook répond parfois avec le sourire, mais le plus souvent, il se contente de demander s'ils veulent quelque chose en plus des pommes ou des cerises. Quelques fois, une vieille femme tapote son bras d'un geste tendre, et lui sourit de son visage ridé. A cet instant là, imperceptiblement, sa tristesse transparaît, et il apparaît alors seul, résigné, et las. Mais avant que quiconque ne puisse le voir, il remercie ses clients de sa voix grave et les congédie rapidement.

Viennent à neuf heures ceux qui déambulent sans raison précise, qui cherchent de temps en temps quelques bijoux bas de gamme ou des saveurs locales. Ceux-ci sont moindres, car la région n'est pas très touristique et que les badauds se concentrent dans les grandes villes.

Cependant, ce jour-là, l'exclamation bruyante des anciens s'est tue pour laisser planer un silence lourd, seulement entrecoupé de petites conversations à mi-voix, comme si les gens avaient peur d'être entendus. L'ambiance est tendue, stressée, suspicieuse. En servant une cagette de pommes à un ancien du village, JungKook lui demande, en chuchotant, ce qu'il se passe.

- Il y a eu un nouveau meurtre, t'as pas entendu ?

L'agriculteur secoue la tête, fronce les sourcils. L'autre continue, en jetant des regards anxieux autour de lui.

-C'est le gérant du restaurant qu'il l'a trouvé. Une petite fille. Dans la forêt, qu'ils ont dit. Deux meurtres, en à peine un mois. Mais tu sais, le plus étrange, c'est qu'elle était comme l'autre, là, celui de chez toi. Le corps déchiré, à moitié bouffé.

JungKook retient un frisson. Les images de la peau décomposée de la victime au milieu des arbres, ses os explosés et son visage lacéré lui parviennent d'une force telle que ses mains tremblent. Il inspire, sans que l'autre ne s'arrête.

- C'était la cadette du frère ainé des bouchers, celui qui a épousé une fille de la capitale. Personne ne sait pourquoi elle était dans la forêt, aussi tard dans la nuit. Elle avait quoi, sept ou huit ans, la gamine. Les parents ne sont pas sortis depuis que les inspecteurs sont passés chez eux. Je le sais, ma maison est en face de la leur, alors j'ai jeté un œil. C'est inquiétant, cette histoire. La presse locale est déchainée. Ils parlent déjà d'un nouveau serial killer. Moi, je sais pas. Je suis pas expert, mais ça me parait louche. Puis ça me plait pas, tous ces gens qui se regardent comme si l'autre était fou.

Le vieux le contemple de ses yeux striés de veines rougeâtres, et JungKook hoche la tête sans parler. L'odeur semble flotter autour de lui, lui montrer l'évidence, doucement, lui chuchoter à l'oreille que les morts ne s'oublient pas. L'ancien n'ajoute rien, le fixe seulement pendant qu'il compte la monnaie d'une main habituée. Puis, il s'en va dans un silence.
Il continue de servir les quelques personnes qui se sont rendues là, puis range son stand et rentre au verger. Le ciel garde encore les souvenirs de l'orage, et des nuages voilent le soleil. L'air est redevenu lourd et dense. Il glisse dans son esprit la furtive pensée qu'il va pleuvoir encore, que l'orage est proche.

Ses employés déjeunent dans une petite salle au fond du hangar. Il les rejoint après avoir remis les cagettes dans une salle réfrigérée. Les deux hommes et la femme discutent eux aussi du meurtre qui a survenu cette nuit. JungKook s'assoit à côté de NamJoon, lui demande s'il va mieux, sourit quand il entend que oui.
Puis, il les interroge :

- Qu'en pensez-vous ?

La femme est la première à parler.

- C'est une bête qui a fait le coup. Je suis sûre que ce sont les loups. On les a entendu toute la nuit !
- Je ne suis pas si catégorique.

L'homme déglutie, puis poursuit.

- C'est trop prémédité. L'assassin a attiré la petite dehors, elle ne serait jamais sortie seule en pleine nuit, sinon. Peut-être quelqu'un en qui elle avait confiance.
- On devrait laisser ces interrogations aux policiers.
- D'ailleurs, JungKook, ils sont repassés.
- Quand ?
- Il y a un peu plus d'une heure. Ils voulaient que tu te rendes au poste.

L'agriculteur fronce les sourcils.

- Le meurtre n'a pas eu lieu sur mon exploitation.
- Ils voulaient ta version quand même. Ils te suspectent, je crois.

Il marmonne qu'il ira. Devoir retourner au commissariat ne lui plait pas, mais il n'a pas vraiment le choix. Avec de la chance, il ne serait pas suspecté longtemps et il pourrait reprendre le temps qu'il consacre à son verger.

Le soir venu, il retourne au village avant la nuit pour acheter de la nourriture. Quand il entre dans l'épicerie, il y trouve la jeune mariée qui pleure doucement sur son comptoir. Il se rapproche d'elle, gêné, et frotte lentement son épaule jusqu'à ce que ses sanglots se taisent. Elle lâche un rire bref en essuyant ses joues, puis le remercie d'une voix encore pleine de larmes.

- Je pensais pas que ça m'atteindrait autant, cette histoire. Mais j'ai tellement peur, vous comprenez. Pour moi, et pour le bébé.

Elle caresse son ventre, et JungKook remarque qu'il est gonflé et qu'il distend son tablier vert. Il murmure d'un ton troublé :

- Félicitations.

La femme lui sourit gentiment, lui assure que ça va mieux maintenant, et il s'éloigne dans les rayons. Il revient une dizaine de minutes plus tard, attend patiemment qu'elle l'encaisse, lui adresse un dernier regard encourageant et sort de la boutique. Il rejoint sa camionnette et sur la route qui longe les champs, il voit le soleil se coucher.

Il s'arrête pour l'admirer, tant les couleurs sont belles et douces.

A cet instant, alors que le soleil disparaît à l'horizon, il réalise pleinement combien il aime la nature, quand elle s'offre ainsi à lui, dans sa splendeur calme, dans sa quiétude et dans sa sagesse. Lorsque l'astre a complètement disparu et qu'il ne reste dans le ciel que les lueurs en souvenir de son passage, il reprend sa route.

Sa maison l'attend, sombre, silencieuse, accueillante, et il s'endort avec le sentiment d'être en sécurité.

Mais au loin, à l'heure où dorment les hommes, certains deviennent des bêtes.

La Nuit des Loups | TaekookOù les histoires vivent. Découvrez maintenant