XIII.

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JungKook s'éloigne de la vitre comme si le verre l'a brûlé. Il trébuche contre les cartons étalés sur le sol, balbutie des phrases sans sens, puis finit par s'accroupir dans un coin de la chambre, les mains contre les oreilles et la tête entre les genoux.

TaeHyung regarde, sidéré, la bête se détacher du mur pour faire le tour de la maison, à la fois ombre, rôdeur et charognard, reniflant chaque fissure, creusant chaque trou, s'arrêtant à chaque bruissement, et à chaque fois qu'elle passe devant leur fenêtre, regarde de ses yeux rouges et venimeux les recoins de leur âme et se nourrit de leur peur.

Il y a un silence, long, aride comme un désert, glacial et amer : c'est un silence de consternation et de peur, d'angoisse et de solitude, un silence qui dit que ce sera le dernier, que la bête va s'engouffrer dans une brèche, monter les escaliers, ils entendront le bruit de ses griffes quand elle traversera le couloir, puis sans qu'ils ne s'y attendent elle sera devant eux, elle les regardera glapir de terreur, se réjouira de les voir ainsi, misérables humains effrayés, près à tout pour survivre mais pourtant condamnés à la mort. C'est un silence qui se tait parce qu'il sait qu'aucune parole n'apaisera les blessures qu'ils portent tous les deux. 

La troisième et douloureuse fois qu'elle passe devant la fenêtre, corps de ténèbres et de démons, JungKook réussit à murmurer, la voix blanche et le regard éteint :

- Eloigne-toi, je t'en prie. Ne meurs pas. Ne me laisse pas seul. Tu as dit que tu serais là. Ne meurs pas.

Alors TaeHyung s'extrait de la contemplation terrifiée de la bête, se dirige vers la masse accroupie contre le mur, trébuche lui aussi, mais que sont ces malheureux cartons face à la preuve vivante que le vilain existe toujours ? Il les balaye du bout du pied. JungKook frémit, TaeHyung voit qu'il sue, sa transpiration luit sur son front, il pose ses mains sur les siennes, les enlève  doucement de contre ses oreilles, alors JungKook relève doucement ses yeux, il a peur, il a tellement peur que son teint est cireux comme celui des mourants et que ses yeux sont parsemés de veines rougeâtres. TaeHyung a la pensée infecte que son corps anticipe sa mort.

Il doit se baisser tout contre son visage quand ses deux lèvres craquelées s'entrouvrent pour laisser sortir des mots incertains, parce que c'est terrifiant de demander :

- Elle va nous tuer ? Elle est là pour ça.

Ce n'est plus une question. TaeHyung ne répond pas. Le silence revient. L'inspecteur veut se relever, parce que JungKook lui fait peur, à ainsi sourire comme un damné, mais l'autre le retient, il serre ses mains, le garde contre lui, inspire si fort qu'il fait trembler les murs, prend le policier par les épaules, le regarde droit dans les yeux avec la détermination vacillante de celui qui laisse derrière lui trop de choses inaccomplies, et lâche dans un souffle tremblant :

- On doit faire quelque chose.

TaeHyung répond oui. JungKook expire, porte une main spasmodique à sa bouche comme s'il va vomir, ferme les yeux, à cet instant personne d'autre que lui ne le sait, mais il vient de prendre la plus grande décision de sa vie, et il honore pendant une seconde trop brève ce tournant personnel, cette porte ouverte vers l'avenir, ce chemin au milieu des champs qui s'offre à lui et le guide vers des temps meilleurs.

Lorsqu'il rouvre les yeux, quelque chose a changé. Son cœur est résolu.

- Il y a une arme dans la remise. Je vais sortir, courir jusque là-bas, l'attraper et tuer la bête. Tu feras diversion.

- JungKook...

- Nous sommes seuls, TaeHyung. Elle peut enfoncer la porte à tout moment. Ne sens-tu pas l'ombre de la mort qui monte les escaliers ? Moi si. Et je ne veux pas mourir dans la peur.

L'inspecteur baisse la tête, et il voit dans ses yeux des larmes qui brillent. Même s'il ne dit rien, lui aussi a peur. JungKook ajoute plus doucement, tandis qu'il pose sa main sur son épaule :

- C'est notre seul plan. Nous avons une chance. Ne la laissons pas passer.

TaeHyung hoche la tête, dit qu'il est d'accord, que c'est bien. Puis il le regarde dans les yeux, longtemps, sans flancher, et l'étincelle qui brille dans ses pupilles transmet à JungKook ce qu'il a besoin de savoir. Il a une pensée tendre envers ce que l'avenir aurait put être pour eux, si le destin avait été plus clément. Une paume chaude et granuleuse serre sa main gelée. L'étreinte ne dure que quelques secondes, pourtant elle soulage les regrets qui persistent dans leurs cœurs.

Ils se lèvent. La peur fait trembler leurs mains, mais leurs têtes sont claires et lucides. Ils savent ce qu'ils doivent faire. Ils vivront.

TaeHyung revient vers la fenêtre. Il ne la voit pas. Il chuchote à JungKook, qui commence à se diriger vers la porte, qu'elle n'est peut-être plus là. JungKook se place près de lui. Il sent son corps dans son dos. Ils attendent. La nuit est si sombre qu'ils croient plusieurs fois que c'est elle. Mais ce n'est qu'un bosquet qui ondule dans le vent ou un nuage qui s'écarte.

Ils attendent encore. Leurs mains ne tremblent plus. L'espoir est revenu.

Le temps est long. TaeHyung sent gonfler dans son cœur la certitude que la bête est partie. Et aussi loin, si loin dans son esprit que ce n'est qu'une connexion infime entre deux neurones, il sait pourquoi. C'est le deuxième avertissement. La bête dit je sais où vous vivez, je sais qui vous aimez, je connais vos faiblesses. Elle crie avec ses yeux je peux vous faire du mal, j'en suis capable, alors laissez tomber, ne touchez pas au passé, ne touchez jamais au passé, repartez d'où vous venez.

Maintenant c'est une imprécation qui jaillit de sa gueule béante, qui dévale ses crocs en longs râles maudits, qui s'écoulent sur le sol en deux flots fétides et qui détruisent tout : « Ne cherchez pas la vérité. Ne cherchez plus. Ces choses-là vous dépassent. Bientôt vous serez morts et moi je vivrais. Je me nourris de vos chaires putrides et de votre frayeur maladive, de vos blessures qui ne guérissent pas, de votre prétendu courage et de votre existence vaine. J'accomplirais ma mission. Vous n'êtes rien. Et je suis tout. »

Et alors persuadés qu'ils allaient mourir, qu'aujourd'hui était le dernier et demain une vaine illusion, JungKook et TaeHyung perçoivent soudain dans leurs veines le torrent bouillonnant de la vie, l'âpreté de la jeunesse, le poids des souvenirs,  la pente raide des amours disparus, l'ivresse de la colère, la rage, la haine, la déception, et puis le bonheur doux des journées sans fin, la lumière d'un coucher de soleil, la caresse d'un amant, le sourire d'une femme, l'odeur de café tiède, le beau côté de la vie, ils ressentent tout ça, ça les tue, ça les assomme, ça les frappe violemment, mais ça les rend vivants, alors ils en veulent plus, ils veulent repousser la crainte et la peur, ils veulent vivre pour tous ceux qui sont morts, ils s'enlacent, ils pleurent sans honte, sans retenue.

Ils ne sont pas heureux. Le bonheur viendra plus tard. Mais à cet instant, ils sont reconnaissants envers le Monde pour être toujours parmi ceux qui restent.

La Nuit des Loups | TaekookOù les histoires vivent. Découvrez maintenant