5 | c'était chez elle

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Ma situation est d'une ironie sans égale : moi qui hésitais à parler à Salsabile, on a passé des soirées entières à textoter depuis notre pseudo-rencontre.
A la base, je suis assez réticent lorsqu'il s'agit de parler aux autres. Et c'est encore pire avec les filles. Là, ça me paraît étrangement naturel, et en découvrir plus sur elle en devient presque jouissif.

Et puis, sans m'en rendre compte, j'ai commencé à squatter l'arrière de la boulangerie juste pour la croiser.

Elle est plus grande que moi d'un an, alors tandis que moi je galère dans mon collège tout pourri, elle va dans un des trois lycée de la ville. On ne peut se voir qu'après les cours du coup.

C'est ainsi que chaque jeudi, lorsque je garde Jilian, je la recherche à la bibliothèque pour qu'on puisse faire des débats ridicules ou bouffer des nems qu'elle a réussi à gratter gratuitement.

C'est ça qui m'a fait prendre conscience d'une chose : Salsabile est une fille agréable et intéressante. Quand je lui parle, mon mépris envers ce monde disparaît. L'univers semble graviter autour de ses joues trop claires pour sa peau basanée, ses petites fossettes et ses gestes ultra-expressifs.
Cette fille, c'est un soleil. Nos yeux sont irrémédiablement attirés par elle, la chaleur qu'elle renvoie, son sourire aussi infini que le grand astre. On pourrait passer notre vie à lui tourner autour sans jamais se lasser tant ses facettes sont multiples.

Mais aujourd'hui, c'est différent.

Aujourd'hui, on s'est rejoint à la bibliothèque, comme d'habitude. Elle a pris un livre de psychologie, comme d'habitude. On s'est assis sur les canapés en grignotant les chips cachées dans son sac, comme d'habitude.

Et pourtant, je peux vous affirmer qu'elle est...changée.

Je sais que c'est d'une impolitesse sans précédent de la dévisager mais...sa maigreur est si marquée que c'est quasiment impossible de passer à côté.
J'avais remarqué qu'elle était fine toutes les fois on l'on s'est vus, mais je ne m'étais jamais posé de question. Après tout il y a pleins de filles minces et plates dans ce monde.

Sauf que là ses os dérobent littéralement sa peau. Ses joues sont creuses. Trouées. C'est une brindille au milieu de toute cette foule, et ses bras ne demandent qu'à être raffermis.

Elle inspire la pitié sérieusement. Qu'est-ce qui s'est passé ?

Sa peau a perdu en éclat et pourtant, lorsque je croise son expression faciale, toute cette faiblesse disparaît en un clin d'oeil. C'est avec détermination que ses dents mordent ses lèvres qui étaient jadis rosées.
Elle est à la fois force et faiblesse, courage et abandon. Elle est un oxymore à elle seule, et on ne sait pas comment la regarder.

Est-ce une battante ? Est-elle lassée de la vie ?

Sa voix épouse mes oreilles avec un voile d'inquiétude non dissimulé :

"Qu'est-ce qui t'arrive Calum ?"

J'aurais bien aimé, cette fois ci, être dans un roman un peu trop cliché. Nos yeux se seraient croisés un peu plus longtemps, et le temps se serait arrêté rien qu'entre nous deux. Sauf qu'il n'en est rien, et que ma réponse paraît froide et distante.

"Tu as maigri."

Ses deux billes noires se baladent dans tous les sens.

"Je suis anorexique.
- Oh."

Un silence s'installe alors entre nous.

"Tu veux en parler ?
- Non."

Elle est prête à reprendre la parole quand je la coupe dans son élan :

fleur rouge ✔Où les histoires vivent. Découvrez maintenant