4 | c'était dans mon salon

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Je suis de retour au bercail, comme aime si bien dire mon père.
Après un séjour dans cet horrible lieu de souffrance qu'est l'hôpital, plusieurs choses sont arrivées : déjà, ma mère s'est étrangement coupé les cheveux. Ensuite, Thibault s'est retrouvé coincé avec moi en groupe de TP de chimie. Et puis les championnats européens ont continués sans moi.

J'ai l'impression d'avoir passé une éternité enfermé.

Pourtant, la routine reprend peu à peu place, et je suis mon train-train quotidien : cours, regards froids avec mon père, orientation, ce mépris permanent envers les autres, bibliothèque et pour finir tennis.

J'ai souvent l'impression que ma vie n'est qu'une succession d'actions sans intérêt. Mais je sais que ce n'est pas qu'une succession d'actions sans intérêt.

Je me questionne souvent sur moi-même, la vie, les autres. Est-ce parce que j'ai 15 ans ?
Ma mère est persuadée que lors de l'adolescence on traverse des phases, ce sont ses magazines mensuels qui le disent. Elle me regarde de plus en plus avec cette petite inquiétude dans les yeux, pour me montrer que les mots ne suffisent même plus à me rendre compte de ma situation.

"Mon nounours, tu as 15 ans il faut profiter."

Plus le temps passe, et plus ses mots perdent du sens.
Profiter ? Mais comment ?
Depuis ma défaite au tennis, tout mon monde se remet en question. Pour la première fois depuis longtemps, des pensées beaucoup trop philosophiques occupent mon esprit tordu.

Les gens me dégoutent de plus en plus. Avant, j'éprouvais du respect pour les adultes, mais maintenant tous me répugnent. Je crois que la parfaite phase reste l'enfance, le moment où on est trop insouciant pour se juger ou donner des leçons de morale.
Et puis derrière j'ai peur parce que cette année, je l'ai passée à travailler comme un malade pour réussir mon avenir. Et quel sera mon avenir ?

"Calum dépêche-toi de manger, tu vas être en retard."

()()()

J'enfourne des cacahuètes dans ma bouche en regardant le tennis. Si ma mère voyait ma position, pieds sur la table et cul relevé, elle me lancerait probablement un regard assassin. Mais vu que mes parents sont sortis, je me permets quelques libertés. Il faut juste que je fasse attention de ne pas faire tomber de miettes par terre, sous risque de devoir passer la serpillière une deuxième fois.

Je suis littéralement scotché au match de folie quand j'entends quelqu'un toquer à la porte. Je lâche un grognement de mécontentement : mes parents ne sont pas là, je ne peux pas me défiler.
Je m'avance vers l'entrée et vais ouvrir.
C'est avec surprise que je découvre Thibault sur le seuil de ma porte.

"Salut...Je...je suis dans la merde Calum."

J'hausse les sourcils et regarde son expression désemparée, alors que je suis en train de finir la cacahuète dans ma bouche. J'en profite pour détailler ses cernes énormes et son visage transpirant. Ses fins doigts se baladent de sa nuque humide à ses cheveux d'or. Il me fuit du regard mais ça ne l'empêche pas de gesticuler dans tous les sens.

"Comment tu sais où j'habite ? je demande, suspicieux.
- Mais putain Calum je t'en supplie fais-moi entrer et je t'expliquerai ça à l'intérieur."

Voyant que je ne bouge pas, Thibault me pousse pour accéder à mon couloir.

"Je ne t'ai pas autorisé à...
- J'ai trop peur. J'ai un pouvoir incroyable : celui de me mettre dans la merde. Bien profondément. Bordel pourquoi suis-je con à ce point ?
- Qu'est-ce qu'il s'est passé ?" je lui demande calmement.

Il est dans un état pas possible, autant ne pas le brusquer.

"Qu'est-ce qu'il s'est passé dans ma tête oui ! Je vais me faire défoncer. Pourquoi j'ai menti à ce sujet ? Parce que je suis un gros con. Un putain de gros con." répète-t-il comme une litanie.

J'essaye tant bien que mal de comprendre ce qu'il s'est passé, alors je lui pose une deuxième fois la question.

"Qu'est-ce que tu as fait ?
- Je ne peux pas te le dire...
- Écoute, tu t'es imposé chez moi pour je ne sais quelle raison alors que nous ne sommes même pas amis. Si c'est pour ne rien me dire tu peux te barrer chez tes potes Dylan ou Sasha."

Il me fixe d'un air consterné à l'entente de leurs deux prénoms. Il ouvre la bouche et la referme toutes les cinq secondes, on dirait un poisson en train de respirer. Mais aucun son ne sort, nous laissant baigner dans un silence pesant. Son souffle vient étouffer les murs du couloir et nous fait vite sentir oppressés. Ses iris me détaillent, me tiraillent, me mitraillent.

"Je n'ai pas confiance en toi."

Ses mots sont une épaisse couche de glace qui vient de se briser, le bouquet qui fait déborder le vase.
J'hausse les sourcils. Je suis choqué. Ses mots sont trop froids. Trop distants pour être ceux de Thibault.

"Tu es la personne qui habite le plus proche de chez moi, c'est tout. Et puis tu viens de le dire : je ne suis pas ton ami. Je ne sais pas pourquoi je te le dirai...juste aide-moi. Vois ça comme ta bonne action de l'année. Tu es croyant hein ?
- Comment sais-tu...
- Je voulais être ton pote au début d'année. Enfin bref, je peux rester ici encore cinq minutes ? S'il te plait ?"

J'acquiesce doucement et d'un geste idiot je le conduis jusqu'à mon salon.

En sortant de chez moi, Thibault m'adresse un franc sourire, dévoilant sa dentition parfaite :

"Merci. Je te revaudrai ça, promis."

Et c'est comme ça qu'il m'a laissé devant la télé, des questions plein la tête :

Comment se fait-il que je ne sache pas qu'il habite près de chez moi alors que ça fait 4 ans qu'on est dans la même classe ?

Thibault est-il autre chose que le gars au sourire imperméable et aux notes dans la moyenne ? (Probablement.)

Mais surtout, pourquoi me suis-je senti blessé qu'il ne veuille pas me dire ce qu'il s'est passé ?

fleur rouge ✔Où les histoires vivent. Découvrez maintenant