14 | c'était précieux

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Je crois qu'en ce moment, je passe une mauvaise phase. Je n'arrive plus à dormir, je laisse tomber les révisions, je ne vais plus à mes cours de tennis. C'est comme si tout me semblait insoluble, que le monde était un cachet que j'avais avalé mais qui resterait coincé au travers de ma gorge.

Je suis un adolescent. Je ne suis qu'un putain d'ado.

Alors pourquoi tout cela me semble si irréel ? Pourquoi ai-je l'impression d'être le seul qui me soucie des détails dits "insignifiants" de notre existence ? Pourquoi je me pose toutes ces questions ? Qui est la personne qui me donnera la réponse à ces questions ?

"Ah tu me fais mal." je grommelle en roulant des yeux vers Jilian, la fille de Barry, qui me tire la manche pour qu'on aille manger des glaces.

La petite me lâche son regard qui en ferait craquer plus d'un. Elle a beau avoir huit ans, cette enfant n'est pas dupe : elle sait comment avoir ce qu'elle veut en usant de ses charmes. Manque de bol, il a fallu que je comprenne ses techniques le jour où j'ai posé mes yeux sur sa bouille angélique. Si elle n'est pas dupe, je suis loin de l'être moi-même.

Ça fait deux ans que je la garde cette petite, et je crois que c'est l'enfant avec qui j'ai eu le plus de complicité. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, je ne la vois ni comme une petite sœur, ni comme la progéniture de mon entraîneur ; mais comme une fille courageuse qui mérite d'être protégée de tous les vices du monde. Ni plus, ni moins.

Elle s'approche de ma jambe et me fait un câlin pour me montrer la joie qu'elle éprouve.

Je ne suis pas totalement sûr de comment les enfants réfléchissent, mais je pense que ne pas céder à tous leurs caprices est le meilleur moyen de les faire nous aimer et les responsabiliser en même temps. Rien de tel que de ne pas les considérer comme des enfants pour qu'ils quittent cet orgueil que tous les gamins développent beaucoup trop tôt.

Pour eux le monde est si manichéen que voir autre chose que tout noir ou tout blanc relève de l'impossible.

J'embrasse Jilian sur la joue en laissant échapper un sourire ému : comment ai-je pu tisser une relation si profonde avec une gosse muette ? Elle est incapable d'interagir directement avec autrui, pourtant elle est si sincère qu'on pourrait lui offrir le monde entier. Elle me donne foi et espoir en l'humanité mais...j'ai si peur. Si peur qu'elle soit souillée, qu'elle apprenne la dure réalité de la vie, qu'elle se rende compte de comment c'est d'évoluer dans une société comme la notre en ayant un sens en moins. Je ne veux pas qu'elle soit sujette à des moqueries comme je l'ai été une fois dans ma vie. Je ne veux que son bonheur, car c'est Jilian, et que je l'aime.

()()()

Pour la première fois depuis longtemps, j'ai l'impression de me lancer dans la gueule du loup sans plan précis en tête.

Je sonne à la porte. Décidément, je ne fais qu'aller de maison en maison ces temps-ci, on pourrait me prendre pour un de ces publicitaires forceurs qui distribuent des tracts à longueur de journée.

Je soupire et observe le jardin qui était habituellement garni par ses rosiers : les fleurs ont à présent disparu pour laisser place aux seules haies et pousses d'eucalyptus. Où sont-elles passées ?

J'ai à peine le temps de le remarquer que la porte s'ouvre. Salsabile apparaît sur le seuil, les yeux écarquillés et la bouche formant un "O".

"Entre."

Je cligne plusieurs fois des yeux pour m'assurer qu'elle m'adresse bien la parole, et m'aventure dans la maison. Nous montons alors les escaliers pour se rendre dans sa chambre, un geste devenu si mécanique et habituel tellement il a été fait des dizaines voir des centaines de fois.

fleur rouge ✔Où les histoires vivent. Découvrez maintenant