- C'est toi qui a acheté ça, gamin ?
Grégoire tressaillit et acquiesça.
- Et avec quel argent ? Reprit Jo.
- J'ai chanté.
- Hein ?
- Chanté.
Il eut un instant d'hésitation mais l'enfant se râcla la gorge et lança quelques notes en l'air. Jo grogna quelques sons indistincts avant de s'écrier violemment :
- Et si j'voulais pas ? Hein ? T'y a pensé à ça ? Sale gosse...
Mais le garçon eut un petit sourire ironique :
- J'ai gagné plein d'argent, vous savez. Plein d'argent.
Le mot "argent" mit du temps à parvenir jusqu'au cerveau de l'ivrogne mais quand l'enfant lui montra le tiroir où était son butin, la figure de Jo s'illumina d'un large sourire et il dit :
- Tiens, viens prendre un morceau de pain, gamin. Tu le mérites.
Ravi, Grégoire attrapa le crouton et l'engloutit d'une bouchée. Puis il osa timidement :
- Oncle Jo... J'ai soif, vous savez.
- Soif ? Ah ! Tiens.
Et il lui tendit la bouteille d'eau de vie qui traînait sur la table. Le garçon fit la grimace :
- J'aimerais bien de l'eau...
- Ben, c'est de l'eau ça. Allez, prends.
Grégoire secoua la tête :
- Non, je veux plus. J'ai plus soif.
- T'as pas soif ? Comment ça t'as plus soif ?
- Non, pas soif.
- Tu veux pas de mon eau d'vie, c'est ça ? Hein ? Mais je vais t'apprendre à vivre ! Ça ne se fait pas de refuser comme cela. J'aurais pu ne rien te donner, mais tu refuses ! Sale gosse, sale gosse, sale gosse !
Jo s'était levé et s'approchait lentement de l'enfant. Sa main le démangeait et l'air candide de Grégoire l'insupportait. Alors, il lança la première gifle et le garçon lâcha un petit cri stupéfait. Jo était pris de tremblements qu'il parvenait difficilement à contrôler. Il cèda rapidement et saisit sa ceinture en cuir.
- Tiens, attrape gamin ! Tu veux pas de mes bons soins, moi je te les donne quand même ! Attrape ! J'veux pas que ta mère, au ciel, dise que je sais pas m'occuper de toi. Attrape !
Grégoire criait, se débattait, tentait d'échapper au fouet, mais l'ivrogne le poursuivait gauchement et finissait toujours par toucher sa cible. Le garçon se cacha précipitemment sous le lit mais cela n'arrêta pas Jo qui souleva d'une poigne forte la vieille paillasse et la fit valser à l'autre bout de la pièce. Grégoire s'était recroquevillé, le plus loin possible dans le coin et reçut la ceinture sur la tête. La boucle frappa son visage et laissa une large plaie qui se mit à saigner abondamment. Les larmes de l'enfant se mêlèrent au sang et mouillèrent le sol crasseux de la pièce.
La blessure était si impressionnante que Jo baissa le bras et regarda son neveu d'un air stupide. Puis son intelligence primaire murmura :
- Fatigué. Oui, c'est ça, fatigué.
Et il s'écroula à même le sol, vaincu par la boisson. Abandonnant l'enfant blessé.
La nuit passa. Jo ronflait toujours, bruyamment. Ses esprits combattaient les effets néfastes de la boisson pour l'aider à y voir clair dans ses actes. Hélas ! L'alcool gagnait toujours. Il ne subsistait, dans son extrême pauvreté, que par l'alcool. Il ne dirigeait plus ses sentiments, mais les laissait se faire dominer par l'alcool. Il n'avait plus de notions du Bien et du Mal et ses principes étaient simplement guidés par l'alcool. Il respirait alcool, il pensait alcool, il était alcool.
La nuit passait et l'alcoolique ronflait.
Et quand il se réveilla, pris par une puissante gueule de bois, son premier geste fut de se relever pour aller boire le fond de son eau de vie. Mais un regard sur le côté l'arrêta dans son geste. Son neveu était toujours étendu, dans son sang, inconscient.
Jo ne se souvenait plus de rien. Jo crut qu'il avait tué. Jo eut soudain très peur.
Il arracha une large bande de tissus à ses draps et se précipita vers l'enfant pour essuyer la blessure. Il se mit à pleurer un peu, l'ivrogne était sensible quand même. Un pansement enserra la tête du garçon et Jo, sanglotant doucement de ce geste inconscient, prit Grégoire sur ses genoux, entre ses bras, et se mit à le bercer doucement :
- Ne meurs pas, gamin. Il ne faut pas que tu meurs, tu entends. Moi, je compte sur toi.
Il passa la journée ainsi, à pleurer tout en berçant l'enfant. Il s'endormit un peu, se réveilla effrayé d'avoir laissé Grégoire seul et continuait de lui parler doucement :
- Je ne sais pas comment s'occuper des gosses, moi. Il faut m'excuser. J'en ai jamais eu. T'es le premier qui me tombe, comme ça, du ciel. Et puis, j'me souviens même plus comment qu'c'était d'être gamin. Si, je m'rappelle qu'mon père me battait. Et j'aimais pas ça. Je voulais pas te faire ça. Pourquoi je me souviens plus de rien ? J'me rappelle juste avoir bu un verre à la taverne, et c'est tout. Qu'est-ce qu'il a de mal à ça ? C'est peut-être pas moi qui t'es blessé. Je sais pas. Je sais plus. Je sais plus rien.
Le soir, Jo résista à la tentation d'aller boire. Il réussit à tenir quelques temps, mais, au moment où il allait se résigner à retourner à la taverne, l'enfant s'agita. Pris d'un espoir subit, Jo se leva précipitemment et courut à la fontaine pour aller chercher de l'eau. La nuit était déjà tombée. D'un geste tendre, l'ivrogne fit boire son neveu et l'eau parut redonner quelques couleurs à Grégoire. Il ouvrit les yeux.
- P'tit gamin, chuchota Jo d'un air attendri.
L'enfant eut peur. Il détourna la tête et lâcha un petit cri craintif. Ces gros traits gras et ce sourire patibulaire s'associaient dans son esprit à la douleur infernale qui lui martelait la tête. C'était le diable.
- Tu ne me souris plus, gamin ? S'étonna Jo d'un air abasourdi.
Et l'ivrogne ressentit soudainement une grande solitude. Il avait besoin d'oublier, oublier qu'il était seul et mal aimé. Il jeta un regard désolé à l'enfant, le posa délicatement sur la paillasse en miette et aux vieux draps éventrés, et sortit de la pièce pour aller boire.
Grégoire attendit que son oncle soit parti et se leva pour aller boire un peu d'eau et manger ce qu'il restait dans le tiroir. Puis il saisit son petit paletot, son baluchon, et se traîna dehors. La blessure était plus spectaculaire que réelle, mais elle lui fit tout de même mal et Grégoire ne put aller plus loin que la dernière maison du village.
Puis il s'écroula sur le sol glacé de l'hiver.
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L'Enfant en or et l'ivrogne en alcool
Ficción histórica- Guerre de Vendée et Révolution Française - Un ivrogne et un enfant Été 1792 Deux hommes dans une auberge se croisent. L'un est ivrogne et semble condamné à mourir par la boisson. L'autre se nomme Charette et doit devenir une légende. Hiver 1792...