XXV

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"C'est ici que la bande a campé, murmurait Jo en foulant le sol du hameau. Et les bois juste à côté... Grégoire aime les bois. Il me le disait souvent. C'est peut-être là-bas qu'il s'est réfugié."

Jo s'enfonça dans les bois en crispant ses doigts sur son bâton de marche. Il était terrifié... Il ne voulait pas arriver trop tard. Mais après tout ce temps perdu, Grégoire pouvait très bien avoir été malmené, blessé, emmené, tué, mangé... Et Jean, vieux fou qui lui courait après !

Et soudain, le paysan sentit son cœur faire un bond gigantesque. Un hurlement strident retentissait dans les bois nocturnes. Jo accéléra brusquement le pas, et sa frayeur était telle qu'il ne vit pas la racine à ses pieds et s'y empêtra.

- Saleté ! Grogna-t-il.

Son humeur sombre se noircit encore. De toute façon, sans vin la vie était bien trop noire. Le hurlement se poursuivait. Les bois tout entier en tremblaient.

- Tiens bon, mon petit. Tiens bon, Grégoire. Mais vous, je vous exterminerai.

Cette dernière phrase sonnait comme une promesse. Et Jo hurla lui-aussi à pleins poumons et les yeux diablement fixés devant lui :

- Je vous exterminerai tous un par un !

Une sorte de folie étrange l'avait pris. Il sentait ses muscles noueux désireux de combattre. Son corps semblait s'être découvert une nouvelle puissance qui le faisait frémir tout entier. Les effets néfastes de l'alcool s'envolaient pour laisser une robustesse incroyable au paysan hargneux qu'il était. Et ce hurlement strident qui continuait dans la nuit...

- Vous brûlerez en Enfer.

Et ce hurlement désespéré qui remuait les bois...

- Touchez pas ! Touchez pas !

Jo était assez proche maintenant pour entendre les mots criés. Il banda ses muscles sur le bâton et franchit d'un bond les fourrées qui le séparaient de son protégé.

- Le touchez pas ! Cria-t-il à son tour en tentant de fracasser le crâne du premier.

Les hommes interrompirent leurs gestes le temps de marquer la surprise. Et Jo put attraper la scène d'un regard : l'un des hommes ceinturait Grégoire à la taille et l'empêchait de fuir. Un autre fouillait dans ses affaires. Et le troisième était encore à terre, sonné par le coup de Joseph.

Le bâton, les épées, les regards... Tous se levèrent d'un même mouvement vers le ciel pour se frapper violemment ensuite. Le bâton craqua. Joseph se jeta sur son adversaire et joua au bras de fer pour lui arracher son épée. Sa force prodigieuse l'aida à réussir. Mais son adversaire se recula rapidement pour saisir l'épée d'un de ses amis. Un duel s'engagea. Et Jo, les traits déformés par la colère, mettait toutes ses forces dans ses coups en poussant un cri féroce à chaque fois.

Deux hommes vinrent combattre face à lui. Il n'y avait plus que celui qui tenait Grégoire qui ne pouvait s'enfuir. Et Jo criait en même temps :

- Vous n'avez pas honte ? Pauvre enfant et monstres que vous êtes ! Vous mourrez tous, tous !

Grégoire ouvrait grand ses petits yeux. Il avait arrêté de gesticuler. Il ne disait rien. Mais ses pupilles brillaient et renvoyaient l'éclat des torches.

Le soldat s'était étonné de cette mollesse soudaine. Sa main s'était crispée sur le bras potelé de l'enfant, mais son regard ne quittait pas l'étrange duel qui se déroulait sous ses yeux, dans l'ombre de la nuit. Une frayeur funeste le gagnait peu à peu. Sa main libre s'égarait près de sa hanche et se saisit de sa dague avec hésitation d'abord puis de plus en plus fermement.

Grégoire sentit le fer glacé sous sa gorge nue.

- Plus un geste !

Joseph recula d'un pas et tourna la tête, la mine hébétée. Son enfant... Son garçon... Son neveu, son petit, son protégé !

- Maudits, cria-t-il rageusement en reculant encore.

Il chancelait. Ses esprits n'assimilaient pas encore tout bien et tout se mélangeait.

- Lâche cette épée, ordonna celui qui tenait l'enfant.

- Maudits !

L'épée vint valser sur le sol noir. Les torches et les lanternes renvoyaient toujours de larges ombres sinistres et grandissaient les protagonistes. Joseph ressentit encore un malaise et recula d'un pas. Il manqua de tomber.

- Maudits !

Mais au moment où ces deux adversaires pointaient leur épée sur lui, il serra ses points convulsivement et reprit son regard dur et fixe. Deux mouvements eurent lieu dans le même temps : tandis qu'on se jetait sur lui avec la ferme idée de le pourfendre à mort, il se précipitait vers son neveu et l'homme qui le tenait. L'action avait été si rapide que Grégoire sentit la pression que son ravisseur maintenait sur son corps faiblir et sauta à quelques pas de là pour ce mettre hors d'atteinte. Joseph roula sur l'homme et renversa la dague pour qu'elle touche la gorge de son ennemi.

L'enfant immobile près des fourrées gravait dans sa mémoire naïve cette scène meurtrière. Il ne frémit pas lorsque la lame transperça son ravisseur. Il compta : un. Ses pupilles enfantines brillèrent doucement lorsque le sang jaillit et que Jo, hors de lui, se tournait vers ses deux autres adversaires, l'arme à la main. Il compta : deux, trois. Et le paysan se retourna vers son neveu, tout tremblant de l'effort accompli, mais fier... Oh si fier d'avoir pu sauver la vie de l'enfant. Le garçon nota les traits tirés et méchants de son oncle. Il s'attarda sur ses vêtements sanglants et attrapa son sac.

- Je t'ai sauvé la vie, Grégoire... Murmura Joseph Audence essoufflé.

L'enfant se retourna tranquillement et disparut dans les fourrées.

- Je t'ai sauvé la vie, Grégoire ! Hurla le paysan en tombant à genou, démuni.

Et l'enfant se mit à courir en fendant les broussailles et en accélérant toujours plus vite, ses petits poings convulsivement serrés.

- Je t'ai sauvé la vie, Grégoire !

L'aube se levait doucement en répandant ses couleurs pastelles sur le bois forestier. La scène s'éclairait. Joseph était à genou, en sang. Il criait toujours.

Nicolas surgit de derrière, suivi par le groupe de rebelles. Il descendit précipitamment de sa monture et s'approcha de son ami. Au moment où il posait sa main sur son épaule, Joseph s'effondra à terre en hurlant une dernière fois :

- Je t'ai sauvé la vie, Grégoire !

L'Enfant en or et l'ivrogne en alcoolOù les histoires vivent. Découvrez maintenant