On ne devait plus être très loin de Cholet. Les rapports entre Jo et Grégoire étaient plutôt bons mais semés d'inquiètude pour l'enfant qui devait sans cesse fuir l'ivrogne. Cette maudite saccoche qui contenait encore quelques bouteilles le terrifiait. Et un soir, profitant de ce que Jo ronflait, il prit son courage à deux mains.
La saccoche se trouvait juste à côté de l'ivrogne, comme un doudou. Il la serrait contre lui, dans un geste de protection inutile. Comment faire pour la lui ôter des mains ?
Grégoire fit lentement glisser les doigts du dormeur. Complètement relâché, celui-ci se laissa faire simplement. Il y eut bien un moment où il appuya plus fortement sur la saccoche, comme si son inconscient menait un dernier effort pour retenir sa subsistance, mais le garçon put aisément déjouer cette résistance inattendue et se retrouva avec ce fardeau dans les bras.
- Et maintenant... Souffla-t-il avec inquiétude.
Il jeta un dernier regard aux paupières lourdes de l'ivrogne et se rassura : il avait tout le temps pour accomplir son œuvre. Alors, il se glissa vers les bois, un peu plus loin. Il s'aventura au milieu du feuillage craquelant et de l'odeur verte de la forêt, n'écouta pas les sinistres hululements et le vent plaintif qui lui procuraient d'habitude de désagréables sensations d'angoisses, et parvint à un point qu'il jugea conforme à son entreprise.
C'était un petit pont en pierre, pas très long, qui surplombait un ruisseau peu profond. La hauteur n'était pas assez grande pour que l'enfant put y briser les bouteilles. Mais il put aisément les déverser une à une dans le cours d'eau. Le geste fut long : le sac était grand quand même. Mais au bout d'un certain temps, qui parut indéfini à Grégoire, tout fut terminé.
Après quelques hésitations, l'enfant remit toutes les bouteilles dans la saccoche et la replaça entre les doigts épais de son oncle. Puis, il tenta de dormir, en tâchant d'oublier la terrible inquiétude du lendemain.
Effectivement, la réaction de l'oncle ne fut pas instantanée, mais elle eut lieu plus rapidement que Grégoire le pensait.
Jo résista longuement à l'envie irresistible de boire. Il souriait à son neveu et lui parlait gaiement de sa vie. Il s'intéressait à lui, il se montrait doux. Il faisait des efforts enfin. Grégoire voyait tout cela et baissait les yeux, un peu honteux tout de même du mauvais coup qu'il avait fait par derrière à son oncle. Il commençait presque à regretter d'avoir agi ainsi, en se disant qu'après tout l'ivrogne n'était pas si mauvais.
Mais quand Jo voulut boire, aux alentours de midi, et qu'il vit les bouteilles vides dans la saccoche, sa réaction fut pire que le garçon ne l'attendait. Il lui jeta un regard noir et fit un pas vers lui. Grégoire recula rapidement, le cœur battant, la mine apeurée.
- Tu sais qui je suis, par rapport à toi ? Demanda l'ivrogne d'une voix trop calme.
- Vous êtes mon oncle, murmura l'enfant.
- Et...?
- Vous êtes aussi actuellement mon tuteur.
- Donc, tu le savais. Regarde-moi.
Grégoire gardait ses yeux baissés, terrifié.
- Regarde-moi.
Il rit, froidement.
- Tu sais ce qui est le plus comique dans toute cette situation ? C'est que j'avais fini par t'apprécier, gamin. Oui, t'apprécier.
Il baissa soudainement sa voix et maugréa tout bas, dans un souffle :
- Je suis un peu trop naïf.
Grégoire l'observait toujours avec inquiétude, sans oser proférer une seule parole. Mais son oncle continuait :
- Cholet est tout près. Tu m'y accompagneras, gamin. Tu feras précisemment ce que je te dirais, ou cela t'en cuira. Compris ?
- Oui, oncle Jo.
Et ils reprirent leur marche, durement, silencieusement, avec rancune l'un contre l'autre.
Grégoire songeait que l'ivrogne avait décidement eu une réaction inquiétante : assez intelligente pour le troubler tout le long de la marche. Il s'était attendu à des cris, des coups, des bleus et des larmes. Il s'était même préparé à cela. Mais ce "tu feras ce que je te dirais" sonnait mal. Jo avait une idée dans la tête et nul ne savait si cela pouvait exploser ou non.
Mais son oncle avait le cœur tout chamboulé. Il s'était réveillé heureux, un peu honteux également d'avoir bu la veille, mais, comme chaque matin, désireux de se dépasser ce jour-là. Il s'était étonné du mutisme du garçon pendant la marche et avait deviné qu'un lien s'était rompu. Pourquoi ? Midi le lui avait révélé. Midi... Son alcool, c'était presque encore sa raison de vivre. Alors, sans lui, il se sentait tout démuni. Un peu vide.
Et Grégoire ne chantait plus.
Jo comptait arriver à Cholet rapidement. Puis, tant pis, il récupérerait de l'eau de vie et rentrerait à Beaulieu-sur-argent. Pourquoi engager sa vie dans un voyage pour un enfant qui le trahissait ? Jo l'aurait mille fois fait pour le petit Grégoire chantant. Mais pas pour le fourbe. Pas pour lui.
Ils arrivèrent à Cholet vers le milieu de l'après-midi. La ville avait un air étrange. Quelques révolutionnaires arpentaient les rues, la mine soucieuse et dure. Les bourgeois observaient ces allées et venues d'un air triste. Mais la petite population, les petits artisans et surtout les paysans qui venaient vendre leurs produits et en acheter d'autres, tous avaient déserté ces rues. Presque tous. Jo devina que la faim commençait à se faire sentir pour tous ces bourgeois. La faim... Et la soif ?
Il entraîna son neveu dans un dédale de ruelles, observant chaque fronton et tentant de deviner derrière les rideaux fermés à qui appartenaient les maisons. Puis il avisa une grande demeure à l'apparence élégante mais simple. Ni trop connu, mais assez riche certainement.
- On va attendre la nuit, gamin, ordonna Jo en s'installant sur le perron d'une maison.
- Pourquoi faire ?
Il ne répondit rien.
Et quand la nuit vint, la maison paraissait toujours aussi calme. Jo vit un homme en sortir, habillé élégamment. Il ne fit pas trop attention à sa tête.
- Il a rendez-vous avec une dame, tant mieux.
Puis, il attendit encore et comprit que la demeure était sans doute presque vide : nulle lumière, ni bruits. Alors, il se décida :
- Viens, gamin.
- Pourquoi faire ? Questionna Grégoire de plus en plus inquiet.
- Je vais récupérer l'alcool que tu m'as extroqué.
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L'Enfant en or et l'ivrogne en alcool
Narrativa Storica- Guerre de Vendée et Révolution Française - Un ivrogne et un enfant Été 1792 Deux hommes dans une auberge se croisent. L'un est ivrogne et semble condamné à mourir par la boisson. L'autre se nomme Charette et doit devenir une légende. Hiver 1792...