Ils avaient ainsi perdu une douzaine d'heures. Grégoire avait fait mine de s'étouffer après avoir pris la boisson. Il s'était mis à cracher et à faire siffler sa respiration. Cette réaction avait effrayé son oncle qui avait immédiatement retrouvé ses réflexes tendres. Mais trop perdu par l'alcool, Jo n'avait pas pu reprendre la route et s'était écroulé, une fois de plus, pour aller ronfler sur l'herbe grasse. Soulagé, Grégoire en avait profité pour aller se défouler un peu dans les bois et chantonner. Il chantonnait tout le temps.
Mais le lendemain, aux premières lueurs de l'aube et réveillés par la rosée, ils repartirent. Heureusement, l'été était revenu et la nuit n'avait pas été trop difficile. Quelques moustiques s'étaient simplement invités dans leurs rêves et leur procuraient maintenant de terribles démangeaisons.
Ils allaient d'un bon train et Jo, tout de même un peu honteux d'avoir cédé encore une fois à la boisson, se retenait de boire à tout va. Grégoire n'y fit qu'une allusion, en levant le doigt en l'air et professant d'un petit air pensif :
- Vous savez, je crois qu'un effort se fait au quotidien, petit bout par petit bout.
Et ce fut tout. Ils préférèrent se raconter leur vie, comme deux bons amis, oubliant toute limite d'âge. Ils marchèrent ainsi plusieurs jours. L'ivrogne mettait son âme à nue et révélait son histoire. Grégoire lui parlait de ses rêves...
- Tu vois, gamin, quand j'étais gosse, mon père avait une très haute opinion de sa famille. Il voulait qu'on devienne mieux que lui, en fait comme quand il était gosse. Mais moi, j'avais son exemple sous les yeux. Peut-être qu'enfant il avait été sage, mais devenu vieux il enchaînait les horreurs. Je crois qu'il s'était lassé de maman. Et il buvait. Et puis, il ne travaillait pas tellement : juste assez pour que les champs ne partent pas en friches. Je me souviens que je l'observais et que je me disais "Mais en fait, je ne vois pas à quoi ça sert les vertus. Je ne pense pas que cela mène au bonheur." Non, gamin. Je n'ai jamais essayé d'être bon. Je crois que je ne savais pas ce que c'était avant que le Bon Dieu ne mette ce modèle d'innocence et de pureté sous mes yeux. Je veux bien essayer maintenant, mais je vais t'avouer que je n'y comprends pas grand chose. Il faudra que tu sois compréhensif avec moi.
- Je ne cherche pas à être bon ou quoi-que-ce-soit, moi ! Je veux juste vivre heureux.
- On veut tous "juste" vivre heureux. Mais est-ce que tu l'es, gamin ? Est-ce que tu es heureux ?
- Je... Je ne sais pas.
Il jeta un timide regard vers son oncle et ajouta :
- Je crois.
- C'est tout ce que je voulais savoir.
- Mais je ne fais rien, moi, pour être bon ! C'est simplement maman qui m'a appris à être gentil !
- C'est cela, pour toi c'est une habitude. Tu en as de la chance. Je...
Jo jeta un regard douloureux vers le sac de boisson et son neveu comprit que la même idée le taraudait toujours.
- Il ne faut pas boire, murmura-t-il doucement.
- Dis-moi encore, gamin. Je veux changer un peu cette pauvre vie misérable. J'aimerais changer de carcasse. Mais qu'est-ce qui te fait vivre ? Y a-t-il quelque chose qui te tire vers le haut ?
- On a tous des rêves, enfin je crois. Le mien, c'est de retrouver papa. Et puis, j'en ai un autre : monter à Paris pour entrer à l'opéra. Je sais, j'ai de l'ambition pour un fils de paysan. Mais quand je pense à... À l'opéra... Je ne sais pas. Je me sens tout chose. Et j'ai un dernier rêve, le plus fou, c'est celui de fonder une famille avec la femme de mes rêves et de vivre heureux toute ma vie.
- Ce sont de bien beaux rêves, gamin. Moi j'y crois. Je sais que tu toucheras les étoiles. Même le roi, il viendra t'applaudir.
- Il est mort.
- Eh bien ce sera Robespierre. Enfin non, pas celui-là, parce que s'il vient t'applaudir, promets-moi que tu lui tires une balle dans le gras !
- C'est qui Robespierre ?
- C'est pas un gentil monsieur. Mais enfin... Je ne sais même pas s'il tiendra encore quelques années. Avec tous ces guillotinés, il va finir par y passer lui aussi. Ah ! Elle n'avait pas trop mal démarrée, la Révolution ! Les États Généraux, l'abolition des privilèges... Il n'y avait pas que du mauvais là-dedans...
- Dis, oncle Jo. Est-ce qu'on peut changer de sujet de conversation ? J'y comprends pas grand chose, tu sais. Moi, je rêvais juste de l'opéra, des lumières et de la jolie foule derrière. Et d'une famille heureuse.
Ils avaient maintenant quitté la forêt pour un paysage composé essentiellement de champs. Comme un joli damier. En ce mois de juin, il y avait du monde qui trimait dur. Mais le regard de Jo, particulièrement observateur, remarquait des détails étranges.
- Qu'est-ce que tu regardes, oncle Jo ?
- Eh bien... Je trouve ça bizarre...
- Quoi ?
- Les champs sont immenses mais, pour la moisson en plus, il n'y a pas tellement de monde. J'ai l'impression que les gens font comme moi : ils en ont marre de bosser !
- Euh... Ou alors, ils font comme mon papa : ils en ont marre de la Révolution.
- Tiens, gamin, tu as changé ton discours !
- Oui, je me suis dit que si papa n'en avait pas assez de la Révolution, il serait parti pour la première guerre. Donc papa non plus n'aime pas ton Robespierre. Je suis sûr que vous allez très bien vous entendre.
Quelquefois, un village s'invitait dans ce décors champêtre et Grégoire le traversait rapidement, dans la crainte que son oncle y fasse provision d'eau de vie. Mais un midi, le garçon en eut assez : Jo buvait toujours une, deux ou trois bouteilles par jour et cela l'effrayait. Alors, il se décida à faire un grand coup, quitte ensuite à en subir de lourdes conséquences...
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L'Enfant en or et l'ivrogne en alcool
Historical Fiction- Guerre de Vendée et Révolution Française - Un ivrogne et un enfant Été 1792 Deux hommes dans une auberge se croisent. L'un est ivrogne et semble condamné à mourir par la boisson. L'autre se nomme Charette et doit devenir une légende. Hiver 1792...