- Grégoire !
- Marie !
- Grégoire ! Où es-tu passé sale mioche !
- Marie, ma chérie...
- Quel bougre d'idiot, pesta Jo en s'asseyant sur les marches de la fontaine. Qu'est-ce qui m'a fichu un neveu pareil ?
- Excusez-moi, monsieur. J'ai cru entendre que vous aviez perdu votre neveu...?
- Oui, Grégoire.
- C'est que... J'ai perdu ma fille aussi...
- Quel âge a-t-elle ?
- Elle vient d'avoir dix ans.
- Tout comme lui. Et je suppose que son père est parti et qu'elle veut absolument le retrouver ?
- Vous comprenez... Je ne pouvais pas partir. La maison demande du travail et c'est un leg de mon père. Cela m'aurait déchiré le cœur de la vendre. J'aurais peut-être dû... Marie.
- Cherchez pas, ils sont ensembles. Sales mioches !
Hélène affichait un air dérouté par l'attitude du paysan. Mais elle serra les poings et demanda :
- Nous... Nous pourions les chercher ensemble ?
Jo ne l'écouta pas. Il se leva avec une mine perdue et ses yeux recherchèrent une personne qui aurait pu l'aider. Il y avait quelques messieurs dames qui discutaient à l'ombre. L'ivrogne reconnut vaguement l'un de ceux qui étaient la veille avec lui à la taverne et le bouscula.
- Mais ça va, oui ? S'écria l'autre en sentant son poing le démanger.
- Non, j'ai perdu mon gosse. Tu l'aurais pas vu par hasard ?
- Qu'est-ce que tu crois ? Je ne suis pas sa nounou, non plus ! Il en aura eu marre de toi...! Et il aura eu raison en plus.
- Comment tu me parles !
- Toi... Tu cherches la bagarre... Tu y tenais finalement à ton gamin, hein ?Un alcoolique sensible ! Mais moi je ne veux pas me battre. Ne t'en prends pas à moi.
- Mon gosse, il n'en a pas marre de moi ! Il n'en a pas marre de moi ! Retire ce que tu viens de dire !
- Mais tu la veux vraiment cette bagarre ! Je vais te mettre une dérouillée et on verra après si tu râleras toujours.
Et l'homme lui donna un gros coup de poing en plein visage. Jo, un peu sonné et énervé, répliqua maladroitement. Il fallait qu'il passe sa déception d'une manière ou d'une autre. Et la souffrance physique lui paraissait le meilleur exutoire, un peu comme s'il se mortifiait pour accepter ses pêchés. Un coup atteignit son nez et le fit saigner abondamment, mais loin d'abandonner il poursuivit le combat. Quelques larmes vulgaires vinrent se mêler au sang. Chercher à guérir son cœur blessé par la violence, épancher sa colère par un total manque de retenue, voilà ce qui faisait passer sa douleur. Il se sentait méprisé, rejeté, abandonné !
Il avait tout donné à l'enfant. Il avait vendu sa maison, pris son bâton, essayer d'arrêter de boire et fait des efforts considérables qui lui coûtaient beaucoup. Car chaque verre qu'il refusait de boire était un moment de moins dans l'oubli, l'oubli de sa famille morte après l'avoir tant fait souffrir, l'oubli du morne et terrible quotidien, l'oubli de la débauche dans lequel son corps et son âme était plongés tout entier. Oui, ces efforts lui coûtaient. Alors pourquoi Grégoire ne le remerciait-il pas ? Partir, l'abandonner, fuir lâchement... C'était une façon d'être ? Oh ! Grégoire, Grégoire ! Suis-je donc si détestable ? Alors la vie ne vaut plus la peine d'être vécu...
Et un coup de poing en plein sur la poitrine finit de l'achever. Il tomba à terre, le corps strié de bleus et d'égratinures, le visage ensanglanté, le poignet tordu. Quelques personnes vinrent faire cercle autour du malheureux tandis que son adversaire levait les bras en l'air en protestant :
- Ce n'est pas moi ! Vous êtes témoins que c'est lui qui cherchait la bagarre !
Une dame jeta un regard dédaigneux au corps encore gras et rude en crachant :
- Une pauvre loque comme celle-ci... Mes avis qu'il n'a eu que ce qu'il mérite.
Et pourtant, le corps était sale, mais l'âme était déjà en passe d'être guérie. Les bases étaient posées. Nul ne les voyait, triste histoire. L'alcool s'accrochait encore bien solidement à cette vieille carcasse, temple de faiblesse. Mais un feu nouveau, ou plutôt une maigre flamme, avait commencé à se nourrir des ordures pour les faire disparaître et purifier l'abominable.
Hélène, la mère de Marie, s'était approché de l'intru. Elle avait besoin de lui, hélas ! Parce que seule sur les routes, elle n'aurait pu tenir longtemps. Et cette circonstance qui la forçait à accepter le bonhomme lui faisait entrevoir des sentiments nouveaux d'humanité. Pauvre homme... Il avait bien besoin d'aide. Alors, elle demanda de l'aide pour qu'il fût transporté dans un lit convenable et pour qu'il reçût des soins. On obéit à son ton ferme et inquiet. Une guérisseuse vint apporter ses talents. Et l'on s'étonnait de la sollicitude de la jeune mère qui ne dit rien pour faire taire les cancans. Le départ de sa fille la tenait encore toute entière bouleversée.
Quelques temps plus tard, Jo reprenait connaissance et s'étonnait de découvrir cette chambre si propre et ses visages doux et inconnus tournés vers lui. Il voulut se relever, mais sentit son poignet brisé et se rappela, ferma les yeux.
- Monsieur, allez-vous mieux ? Demanda doucement la jeune femme qui se penchait vers lui.
- Ça doit aller, répondit-il mécaniquement en songeant à ses blessures.
Un froncement de sourcils...
- Non, ça ne va pas.
- Où avez-vous mal ?
- À l'âme.
- C'est un mal que nous pouvons peut-être guérir, non ?
- Il m'a abandonné... Je lui ai tout donné !
- Et si vous partiez le rechercher ? Il verrait toute la peine que vous vous donnez et comprendrait peut-être votre affection ?
- Mais je lui ai déjà donné beaucoup !
- On ne donne jamais assez.
Hélène parlait durement pour un malade qui venait de subir un choc. Mais elle ne voulait en aucun cas perdre son seul espoir de retrouver sa fille. Jo avait l'esprit trop embrumé pour saisir toutes les nuances de ses paroles, cependant il sentit vaguement qu'il devait poursuivre sa route. Un sentiment d'effroi et d'angoisse, mais c'était la voix du bien.
- Aller le retrouver ?
- Je peux vous accompagner, si vous le désirez. Ma fille est avec votre Grégoire.
- Grégoire... Alors, d'accord.
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L'Enfant en or et l'ivrogne en alcool
Fiksi Sejarah- Guerre de Vendée et Révolution Française - Un ivrogne et un enfant Été 1792 Deux hommes dans une auberge se croisent. L'un est ivrogne et semble condamné à mourir par la boisson. L'autre se nomme Charette et doit devenir une légende. Hiver 1792...