XIII

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- Avance, bougre d'idiot.

- Fatigué... Je... Veux dormir.

- Il n'est pas en état d'aller plus loin. On fait quoi ?

- Oh et puis, tant pis pour lui ! On l'abandonne ici et on poursuit l'enfant sans lui, s'écria Jean avec colère en accélérant soudainement le pas.

Jo retomba lourdement sur le sol dans un faible gémissement qui se transforma presque aussitôt en un fort ronflement. Jean et ses deux acolytes - Baudouin était revenu - tournèrent vers les fourrés et disparurent. L'ivrogne sentit enfin ses muscles se détendre et il s'abandonna à un sommeil réparateur. Là, étendu sur le sol forestier, perdu dans les bois.

À son réveil, un puissant mal de crâne lui provoqua quelques hallucinations. Il voulut se relever mais des vertiges le firent retomber par terre. Il croyait voir des ombres qui l'entouraient. Il ne comprenait pas où il était. Perdu. Tatant le sol, il avisa sa position et eut un frémissement. Pourquoi était-il dans une forêt ? Son regard vitreux fouilla difficilement les alentours. Étrange situation.

Ses esprits ne s'organisèrent que lorsqu'il se fut relevé en chancelant et appuyé contre un arbre. Il se souvint de son neveu qui avait disparu et se demandait comment il pouvait le retrouver. Quelques larmes glissèrent... C'était tout de même le fils de sa sœur et puis ce n'était pas un si mauvais garnement que cela ! Il refusait de se l'avouer, mais Grégoire avait touché son cœur. Comment le retrouver ?

Une idée traversa alors son esprit et lui plut immédiatement par sa simplicité. Il pouvait retourner dans le coin de rue où ils avaient laissé et dissimulé leurs affaires. En sortant de sa cachette, s'il y avait un endroit où Grégoire pouvait se rendre, c'était bien là.

En s'asseyant sur une dalle près de l'écurie de l'auberge où se trouvait leur cheval, Jo poursuivit sa réflexion. Il fallait qu'il pardonne à l'enfant. N'avait-il pas promis de modérer ses ardeurs et de tenter de devenir meilleur ? Il n'avait que lui, que ce bout de chou d'une dizaine d'année, c'était son monde. Et Grégoire avait besoin de lui. Jo décida d'oublier la scène de l'avant-veille. Jo décida même d'essayer d'arrêter de boire : cela ne lui réussissait peut-être pas si bien que cela.

Le lendemain, Grégoire arriva. Il avait un air extrêmement fatigué et se traînait un peu. Ses premiers mots, en s'écroulant sur les genoux de son oncle, furent qu'il avait soif et faim. Jo frémit en entendant sa voix sèche et cassante. Le pauvre enfant...

Il avait passé une première nuit dans l'arbre, debout, la tête appuyée contre l'écorce trop dure, et sans cesse réveillé par l'angoisse : de nombreuses fois, des voix se firent entendre près de l'arbre. Le bourgeois et ses hommes le cherchaient. Ils ne le trouvèrent pas. Mais au matin, de terribles courbatures vinrent s'appuyer contre ses membres pour le faire souffrir. Et Grégoire commença à avoir faim et soif.

La journée fut longue et éprouvante. Les courbatures s'intensifièrent au fil des heures à cause de l'immobilité dans laquelle se tenait le garçon. Son palais asséché se mit à brûler d'une sensation douloureuse qui le fit pleurer et la faim tordit ses entrailles durant toute la journée. Mais Grégoire ne voulait pas bouger. Il avait entendu des voix vers la fin de la matinée et préférait attendre encore. Qui sait ce que lui feront ces hommes s'il tombait à leur merci ?

Vers le soir, enfin, il se décida. Il essaya de sortir de l'arbre creux mais, s'il était facile d'en descendre, il n'en était pas de même pour la remontée. Alors Grégoire s'arcbouta sur le vieille écorce et parvint sur les branches en haut. Un regard aux alentours le rassura : il n'y avait personne, et pas de bruits non plus. Alors il se laissa glisser à terre et voulut s'arrêter là, et dormir sur place. Mais en plein milieu d'un chemin, ce n'était décidément pas très prudent. Alors, il se dissimula entre des fougères, au milieu d'un bosquet, et dormit profondément jusqu'au matin. Il en oublia presque la faim et la soif qui le tenait. Et il ne vit pas une dernière ronde que menait le bourgeois et qui fit passer son regard juste au-dessus de l'endroit où il se tenait.

Le matin lui fit prendre une grave décision : il allait retourner près de l'auberge où était leur cheval et leurs affaires. Ici, il trouverait de quoi se sustenter, bien qu'il trouverait également les gros sourcils froncés de son oncle. Et ensuite, à Dieu vat !

C'est ainsi qu'il se retrouva dans les bras de Jo, petit être attendrissant. Ils reprirent leur route peu après, vers Nantes. Miracle inespéré : Joseph se retint longuement de boire, sous les yeux émerveillés du garçon. Il tentait même de sourire et de rire, apportant quelques joies à leur voyage. Grégoire se remit à chanter insouciemment et son oncle battit la mesure de ses mains, d'un air béat. Et le ciel s'éclaira soudainement. Rien ne paraissait pouvoir arrêter les deux compagnons, rien ne pouvait les séparer.

Et les voyageurs se retournaient sur cette voix si pure et s'arrêtaient quelques instants pour applaudir ce rayon de soleil dans leur tourmente et dans la tourmente révolutionnaire. Oh non ! Une voix comme celle-ci ne s'oubliait pas. Elles étaient rares.

Hélas ! Tout n'était pas si heureux !

Furieux du vol et grandement inquiet quant à ses conséquences, Jean envoyait des émissaires un peu partout en Vendée portant le signalement exact de Joseph Audence et l'unique caractéristique de Grégoire qu'il avait pu remarquer : sa voix. Un grand paysan et un enfant sur les routes, ce n'était pas courant et il y avait quelque chance pour que ce maudit carnet soit vite retrouvé.

Peu après avoir donné ces ordres, un ami de Nantes vint lui rendre visite. Ils discutèrent de tout et de rien et l'ami vint à raconter :

- Sur la route, j'ai croisé un petit prodige de la nature : une voix incroyable. Des enfants comme celui-là, je te le promets, nous donnent foi en la vie et nous la rendent belle.

- Un enfant ? Avec un paysan particulièrement grand ?

- Oui, sur la route de Nantes.

L'Enfant en or et l'ivrogne en alcoolOù les histoires vivent. Découvrez maintenant