VI -

109 25 9
                                    

- C'est tout de même inadmissible !

- Il aurait dû partir au front et y crever. C'est tout ce qu'il mérite.

- Oui, c'est vrai. Je n'avais jamais fait attention à lui avant. Mais là, avec cet enfant...

- Cet ange !

- Il n'y a que les démons pour résister ainsi aux charmes des angelots.

- Non ? Tu penses qu'il est possédé ?

- Mais évidemment ! Tu ne l'as pas entendu rire ? Un vrai démon, je te dis.

- Pauvre enfant... Il est chez toi, du coup ?

- Oui, je l'ai trouvé en face de ma maison dans un état lamentable.

- Raconte !

- Eh bien, d'abord, il était tout rouge, glacé par le froid. Et puis, il avait un vieux bandeau tout crasseux sur la tête. Je l'ai oté et j'ai découvert... Non, tu ne devineras jamais...

- Mais raconte !

- Une abominable plaie toute sanguinolente. Le Jo a frappé le gosse.

- Mais non ?

- Je te jure !

- Et maintenant, du coup...

- Eh les temps sont durs et puis, c'est pas mon enfant. Donc je vais le soigner mais après il devra bien retourner chez son oncle.

- Quelle misère !

Les deux femmes cancannaient près du lavoir en prenant tour à tour des mines étonnées, outrées et furieuses. Elles se relevèrent et saisirent leur linge pour retourner vers la place, tout en continuant leur bavardage. Mais en arrivant au village, elles entendirent un hurlement bestial :

- Il est où ?

Effrayées, elles s'arrêtèrent net et se jetèrent un regard inquiet.

- Il est où, mon neveu ?

Jo venait de surgir de sa masure. Il n'avait pas bu ce matin, il était à jeun et c'était ce qui le rendait terrifiant. Il se planta au milieu de la place, mit ses poings sur les hanches et cria encore :

- Hein, il est où ? Il pouvait pas s'enfuir, il allait pas bien !

Alors, courageusement, la lingère vint lui faire face :

- C'est moi qui l'ai. Je l'ai trouvé ce matin, transi de froid, fiévreux et blessé à la tête. Ah ! Vous vous occupez joliment bien de votre neveu !

Un peu perdu, Jo se gratta la tête et répéta :

- Chez vous ?

- Je vais vous le rendre, votre gosse. Vous inquietez pas pour ça. Mais je le garde chez moi le temps de le soigner. Si ça ne vous va pas, tant pis pour vous.

Et la brave femme tourna résolument des talons pour retourner chez elle. Jo resta sur la place, encore éberlué, et on entendit quelques rires des paysans qui n'étaient pas encore partis et avaient suivi toute la scène.

Le soir, quand le village s'était éteint et les portes fermées, Jo n'alla pas à la taverne. Il prit la route vers Cholet et entra dans un bois. Plus loin, il savait trouver une pont qui passait au-dessus d'une rivière, l'Argent. Le cours d'eau était peu profond, le pont avait quelques hauteurs. Joseph y jeta un long regard dans un frémissement. Le dernier verre remontait à la veille. L'ivrogne résistait à la tentation de boire, mais cela laissait revenir ses pensées. Sombres.

Son neveu ne voulait pas de lui. Il était ruiné. Incapable de travailler.

- L'alcool m'a définitivement perdu. C'est fini, je ne peux plus remonter.

Et il jeta un autre regard à l'eau noire. Quelques reflets scintillaient. C'est beau la mort... Jo y était attiré. Il s'approcha du parapet et passa de l'autre côté. Du vent dans les branches. Même les hiboux s'étaient tus en un silence funèbre.

- À quoi servirait ma vie, de toute façon ?

Il était là, offert à la mort, repensant à toutes les misères qui avaient semé sa vie. Une vie de malheurs. À quoi bon vivre ?

Et pourtant, il ne pouvait se résoudre à franchir le pas. Il y avait cet enfant.

- Qui ne m'aime pas...

Mais il pouvait peut-être tenter de se faire aimer. Ce pouvait être une expérience intéressante et qui le rendrait sans doute heureux. Cette perspective était tout de même plus attirante que la mort.

- Plus d'alcool, et travailler. Plus d'alcool ? Ah non, je peux pas ! Mais pour le gamin...

Il se tenait toujours derrière le parapet, en équilibre, fouetté par le vent frais de cette nuit d'hiver. Et l'eau coulait en-dessous de lui. Doux murmure.

- C'est comme la chanson du petit...

Fouettées par cet air pur et glacial, ses pensées se secouaient et retrouvaient un peu de leur vigueur. Des pensées parfois morbides qui le minaient et lui donnaient envie d'oublier par la boisson, mais également le sourire de Grégoire. Un franc sourire qui poussait à se battre pour la vie.

Et il y avait le souvenir lointain de Giselle aussi... Sa jolie sœur. Il s'en était toujours voulu de son départ, se disant que s'il avait montré plus de hargne à l'effort elle serait sans doute restée ici. Avec lui. Il se rappela que, durant une période de leur enfance, ils s'entendaient bien tous les deux. Elle riait facilement. Il jouait avec elle. Elle était si gentille, si généreuse, si parfaite.

- C'est moi qui aurait dû mourir et pas elle. Ah ! Mon Dieu, Vous faites quelquefois de bien étranges choix.

Tout en prononçant ces mots, Jo repassa du bon côté du parapet et s'y accouda, rêveur :

- Peut-être que Vous avez raison... Je ne sais pas. Vous avez peut-être d'autres choix pour moi. Vous voulez que je m'occupe du petit, c'est ça ? Vous voulez que je fasse quelque chose de ma pitoyable vie ? Vous êtes bien le seul à y croire. Même l'armée m'a refusé, c'est pour dire !

Il s'arrêta pour laisser passer un bref rire ironique et poursuivit avec ce même ton rêveur :

- Je peux quand même essayer. Moins boire. Sourire au gamin. Travailler. Ce doit être possible... Et puis, on vit dans une ère de révolution. Je peux peut-être me révolutionner, moi aussi.

La mort ne devait pas venir le chercher aujourd'hui. Il tourna les talons vers le village et revint se coucher. Plus d'alcool... Ce devait être bien difficile, mais on pouvait toujours essayer.

Ce soir-là, c'était le tavernier qui n'en revenait pas de l'absence de ce client d'habitude si fidèle.

L'Enfant en or et l'ivrogne en alcoolOù les histoires vivent. Découvrez maintenant