XXVI

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Quelques jours plus tard, nos héros se retrouvaient réunis tous ensemble à Noirmoutier. Grégoire n'avait jamais été aussi froid et renfermé. Les événements vécus lui avaient remué l'esprit plus qu'il n'aurait voulu l'admettre. Et puis, il semblait avoir considérablement mûri ces derniers jours. Cela se voyait, par exemple, à sa voix qu'il délaissait pour son violon et à ses sourires qui s'estompaient. Il rêvait. Il passait son temps à rêver. Mais il avait cessé d'adresser la moindre parole à Joseph.

Et celui-ci, perçu maintenant comme un héros par les Vendéens, cité en exemple de courage, de bravoure et d'honneur, balançait entre la déception et l'incrédulité. Il avait sauvé l'enfant. Avec ce carnet rendu à qui de droit, il avait largement contribué à démanteler le réseau d'espionnage. Charette, intrigué par cette étrange personnalité, avait donné au paysan de hautes fonctions dans cette révolte vendéenne. Et Hélène lui avait offert son cœur et son admiration. Parti de bien bas, et à demi mourant, il s'était élevé en peu de temps à un certain grade de gloire élevé.

Mais Grégoire... Grégoire terrifié par la brutalité de l'ancien ivrogne. Grégoire à l'âme sensible des artistes. Grégoire tourné vers un autre avenir et déjà méprisant des autres... Il y avait toujours ce rejet et cette haine demi-teinte qui bouleversait Joseph Audence. Pas un sourire, ni une parole, ni même un regard.

- Et ton papa, Grégoire ?

Marie avait pris un petit air triste pour prononcer ces quelques mots. Elle serrait fort la main de son ami et le regardait dessous ses sourcils, de ses yeux de chat. Il secoua la tête : il ne savait pas. Papa...

Mais Charette observait les deux enfants d'un air soucieux, Grégoire surtout. Le chef de bande triturait nerveusement sa chevalière, de ses mains rudes et nobles. Pourquoi se sentait-il soudain désarmé face à ce simple enfant ? Il n'aurait sû expliquer pourquoi le regard glacé et naïf de Grégoire le terrifiait.

- Hugues...

Et ce chef si craint confia sa commission à l'un de ses lieutenants.

- Grégoire, écoute. Ton père est vivant. On l'a retrouvé et il vit.

- Papa ?

- Il est là.

Et c'est une nouvelle phase qui débute ici avec ce retour inespéré. Dans les yeux du garçon, une joie débordante pétilla. Marie se recula pour le laisser goûter son bonheur. Grégoire était aux anges.

L'histoire n'était pas bien compliquée, mais elle avait causé quelques frayeurs à l'enfant comme nous avions pu le constater.

Depuis son arrivée au sein de la révolte vendéenne, Henri Devis n'avait cessé de rêver grand. Il était d'un tempérament loyal et courageux, mais parfois des envolées lyriques pensives le poussaient à désirer plus de gloire. Il voulait s'affirmer.

Tout au long de la patrouille, cette idée n'avait cessé de s'imprimer dans son esprit et son ambition s'était accru rapidement. Il avait l'attention distraite et laissait porter un regard fiévreux autour de lui. Ses compagnons ne s'en rendaient pas compte, mais son malaise grandissait.

Alors qu'il venait de comprendre ce nouveau sentiment, il ressentit soudainement une répulsion profonde pour cette maladive ambition. Et il chercha dans l'instant à en analyser les causes principales. Peut-être que son quotidien tranquille de bon paysan le répugnait maintenant qu'il avait touché de si près à la vie d'aventures. Peut-être aussi que les héros tel que Charette l'impressionnaient et lui donnaient envie de se surpasser. Peut-être enfin qu'il voulait revenir en personnage légendaire aux yeux de son fils.

Il finit par s'abandonner tout à fait à ce sentiment et observa autour de lui des moyens pour l'assouvir. La patrouille pouvait lui fournir l'occasion d'accomplir quelque grandiose action. Et c'est alors qu'il remarqua le campement bleu installé en lisière de forêt.

- Nous pourrions nous approcher... Et peut-être récolter quelques informations, souffla-t-il naïvement à ses camarades.

- C'est trop dangereux.

Mais le soir avait posé un voile sombre, et le père de l'enfant profita de l'occasion pour s'esquiver. Ombre noire nocturne, il se fraya un chemin entre les broussailles et vint tendre l'oreille contre la toile robuste de l'une des tentes. Ses compagnons ne s'étaient même pas apperçu de son absence tant il s'était montré discret et rêveur au cours de la patrouille.

Mais trop d'imprudence s'était mêlé à son désir de gloire. Un coup le fit sombrer dans l'inconscience, trou noir.

Henri Devis est porté disparu.

La suite est simple et même peu digne d'intérêt. Soigné par un brave paysan qui n'habitait pas loin, il se remit de l'imposante blessure que lui avait causé le coup à la tête et fut en mesure de rejoindre le camp des vendéens. Mais sa faiblesse lui avait fait revoir les lignes de sa conduite. Et il se méprisait maintenant pour s'être laissé abandonner à de coupables sentiments d'ambition. Il comprenait qu'il avait failli perdre l'amour de ses proches.

Et c'est alors que Grégoire retrouva son père.

Il paraissait si frêle, si tendre, si petit et ému devant ce trop grand bonheur qui l'inondait. Il ouvrait grand ses yeux brillants vers celui qu'il admirait en secret. Et timide, maladroit, il hésitait à s'avancer.

- Papa, cria-t-il soudainement en libérant d'un seul coup le flot de sentiments retenus. Papa, c'est toi, papa ! Papa... Pourquoi tu m'as abandonné, papa ?

Et il y eut comme une seconde de rêverie autour de ces touchantes retrouvailles. Henri Devis caressa la chevelure broussailleuse de son jeune garçon et déposa un baiser sur le haut de son crâne.

- Je ne sais pas comment j'ai pu être aussi fou, mon garçon. Je te promets que cela n'arrivera plus.

En réalité, c'est maintenant que l'on tourne une page. Mais l'histoire n'est pas encore terminée, car vous pouvez dès à présent noter la tristesse dans les yeux de Joseph Audence. Son protégé lui échappait un peu plus. Et il ressentait malgré lui une intense et profonde tristesse mêlée à de la jalousie. Comment sortir de cette détestable amertume ?

La tentation de boire, d'oublier, effleura l'esprit de l'ivrogne tandis que sa détresse grandissait : pour qui vivre ?

Et le monde ne s'arrêtait pas de tourner.

L'Enfant en or et l'ivrogne en alcoolOù les histoires vivent. Découvrez maintenant