XXVIII

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1805. La grande armée en déroute revenait en France, épuisée et en loque. Triste bataille de Trafalgar...

Et parmi elle, un homme, grande armoire à glace, robuste et sec. Le corps était strié de blessures et semblait maintenant impérissable. Mais les traits durs du visage avaient aussi perdu toute vigueur, et toute vie. Comme si l'âme s'en était allée. Qui aurait pu deviner que ce corps si musclé aujourd'hui s'était autrefois coulé dans la mollesse graisseuse de l'ivresse ? C'était un survivant, c'était un endurci qui revenait ce jour-là à Paris.

- Enrôlé de force, j'ai cru pouvoir trouver une certaine forme de salut dans la guerre. Mais même la Mort ne voulait pas de moi. On se complait à me voir traîner ma misère et ma douleur.

Joseph foulait les pavés de Paris avec la ferme attention de chercher la mort par tous les moyens. Mais pas de suicide, non, il lui restait un instinct de survie trop fort encore.

- Le Jo, tu veux pas fêter notre retour au pays ? Eh ! Nous sommes sains et saufs, nous... C'est pas le cas de tout le monde.

- Fêter la défaite ? Le retour au pays ? Mon pays, c'est la Vendée.

Le nom sonnait toujours aussi doucement en son cœur, comme l'unique souvenir où sa gloire avait brillé et où on l'avait aimé. Fini l'ivresse maintenant, mais pour quel vie ? Il n'avait pas de raisons de vivre...

- Allez... Viens ! J'ai un peu d'argent et une furieuse envie de jouer le bourgeois pour la première et la dernière fois de ma pauvre vie. Ça te tenterait les grands spectacles parisiens ? Eh... L'Opéra Garnier ?

- Garnier ?

Le nom lui semblait familier et il se sentit envahi d'une vague de chaleur bienheureuse.

- Garnier ? Ou c'est qu'j'ai entendu ce nom-là moi ?

Il fouilla dans ses poches et en sortit deux louis. Soupir. Quitte à se laisser mourir de faim ensuite...

- C'est d'accord.

Les grognards envahirent le poulailler en grognant. Jo était venu très tôt pour prendre les premières places. Il se trouvait juste devant la scène. On jouait Figaro. Et les lumières s'éteignirent. Place à la magie du spectacle !

Le jeune homme accroupi sur la scène qui lançait les premières notes de l'œuvre de Mozart avait des traits connus qui bouleversèrent Jo. Et la voix... Il fut frappé dans l'instant par de  vieux souvenirs et resta bouché-bée quelques temps.

- Oh mon Dieu...

Son âme dure se fêla pour laisser une terrible vague de sentiments le bouleverser.

- Oh mon Dieu.

La voix portait les mêmes accents tendres et clairs. Elle renvoyait les mêmes images, et les traits du jeune homme...

- Grégoire.

Il voulut sauter sur scène et l'embrasser, lui crier qu'il était revenu, qu'il n'avait cessé de penser à lui, qu'il était si important pour lui et qu'il lui avait sauvé la vie.

- Grégoire.

- Que dis-tu ? S'enquit son ami.

- C'est... Oh mon Dieu.

Au moment de l'entracte, il fut le premier à se précipiter vers les coulisses et demanda tout essoufflé :

- Grégoire Devis ?

- Grégoire Devis ?

- Oui.

- Vous le connaissez ?

- Où est-il ?

On lui indiqua la loge. Il voulut y frapper comme un forcené mais se reprit à temps et remit un peu d'ordre dans sa tenue.

- Entrez.

La voix était plus ferme, plus grave. Presque dix ans avaient passé...

- Est-ce que tu me reconnais ?

Le jeune homme fronça les sourcils en réflexion et fut soudain pris de terribles tremblements. Il recula précipitamment d'un pas et se saisit nerveusement d'une lime qui traînait là.

- Grégoire... Joseph Audence, tu te souviens ? Ton oncle ?

- Je ne m'en souviens que trop bien, grinça-t-il avec dans le regard un bref éclat d'amertume.

- Je ne t'ai jamais voulu du mal.

- Les coups que vous m'avez donné en plein état d'ivresse, ce n'était pas du mal ? Oh mais vous ne vous souvenez plus. L'obligation de voler ? Les menaces, les cris et le sang versé devant moi ? Tout ce sang, ce sang... Cette brutalité ! Et ce sang...

- Grégoire !

- Il suffit. C'est de vous que viennent tous mes cauchemars, toutes mes angoisses qui ne me laissent plus tranquille... Je vis entouré d'images terrifiantes et sans cesse à craindre, par votre faute.

- Je t'ai sauvé la vie.

- D'autres auraient pu tout aussi bien le faire. J'aurais pu m'enfuir.

- Je t'ai conduit à ton père.

- Veuillez partir, mon oncle. Je ne souhaiterai pas trop échauffer ma voix avant la reprise.

Et il ouvrit grand la porte.

- Grégoire...

Joseph était au supplice. Il n'avait pas pensé recevoir un accueil aussi froid. Et cette personne paraissait si différente de l'enfant d'autrefois. Le temps avait détruit l'être naïf et l'adulte avait amené la fierté et l'indifférence. Non, non ! Comment imaginer que tant de qualités angéliques se soient envolées ?

Mais il était pourtant clair que la personne qu'il chérissait le plus au monde le haïssait maintenant.

- Grégoire...

- Ah ! Hélène, vous souvenez-vous d'elle ? A demandé maintes fois à vous voir. Elle habite près de Montmartre si cela vous intéresse.

Un amour pour un autre ? Un instant, l'esprit du vieux grognard fut tout décontenancé. Cette nouvelle le surprenait plus qu'il n'aurait souhaité l'admettre, mais il est vrai que cette demande ramenait un peu de baume sur son âme meurtrie.

La jolie Hélène n'avait jamais oublié cette étrange force de la nature qu'était Joseph Audence et au plus profond de son cœur elle s'était sentie touchée par lui. Quand un matin brumeux, il vint lui rendre visite, elle comprit combien elle lui était attachée et le lui fit savoir. Le brave homme en fut bouleversé une fois de plus. Avait-il été aveugle à l'amour ? Il oublia Grégoire en quelques jours pour tenter d'attraper cette flamme de joie et mit son propre cœur aux pieds d'Hélène.

Et c'est peut-être ainsi que doit se terminer cette fulgurante assencion :  d'abord au seuil de la mort, Joseph Audence avait ensuite prouvé ses valeurs, fait ses preuves sur le sol militaire et conquérit l'amour. Qui, sur Terre, pouvait se vanter d'un tel parcours ? Et son âme endurci pouvait peut-être enfin aspirer à la paix et à une certaine forme de bonheur.

La jolie Marie quant à elle n'avait cessé de voir Grégoire et tous deux, profondément amoureux, s'étaient peu à peu imposés dans les opéras et ballets de Paris. L'amour les unissant toujours plus. Deux étoiles dans Paris. Mais le jeune homme, toujours plus irascible et perfectioniste commençait une lente descente nerveuse. Avec des angoisses toujours plus terrifiantes.

L'enfant en or était devenu adulte. L'ivrogne en alcool s'était élevé au-dessus du commun des mortels.

Et peut-être qu'avec le temps l'amitié pourrait renaître...

L'Enfant en or et l'ivrogne en alcoolOù les histoires vivent. Découvrez maintenant