XIX

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Il ne pleuvait pas. Il bruinait. Un léger voile gris retombait sur les épaules des deux enfants en les transportant dans un univers trop sombre. L'herbe mouillée les avait accueillis pour qu'ils s'y endormissent. Mais Grégoire ne dormait pas : trop de pensées l'assaillaient.

Il observait simplement le lieu qui l'entourait, à travers le fin rideau d'eau. Au-dessus d'eux, la route. Ils dormaient sur une pente verte et buissonnée. Un ruisseau coulait en contrebas, un murmure presque apaisant. L'eau passait. Motif d'instabilité. La fuite du temps. Qu'est-ce que notre vie ?

La bruine posait toujours sa caresse sur les épaules du garçon. Il voulait pleurer lui aussi. Il réfléchissait gravement. On lui prêtait du talent. C'était donc qu'il en avait, assurément. Et cela piquait en lui un sentiment nouveau qui n'avait rien de désagréable. Il découvrait la fierté. De multiples pensées traversaient son esprit tandis qu'il se sentait prendre de l'importance.

Marie était pelotonnée dans l'herbe glacée et frissonnait dans son sommeil. Mais Grégoire n'y prit pas garde et se leva doucement pour aller marcher un peu. L'eau s'accrochaient maintenant à ses vêtements pour qu'ils collent à sa peau froidement. Quelques mèches mouillées retombaient sur ses yeux plissés et lui baraient le front. C'était désagréable, mais qu'importe.

- Un jour, ce sera terminé. Un jour, je serai reconnu.

Il descendit vers le ruisseau et passa sa main dans l'eau pour jouer avec le courant. Il voulut rire un peu, mais la fatigue fit surgir un baillement. Et il murmura gravement :

- Le bruit de l'eau, c'est une belle musique. Moi aussi je voudrais chanter comme l'eau. Un jour, je saurai tout faire et je serais reconnu.

La même sensation agréable vint pincer son cœur et fit briller son regard enfantin. C'était une promesse qu'il se faisait. Il confia ses malheurs, il confia sa pauvreté à cette eau passagère, et vint tracer sur la terre les mots de rêve et de réalité. Des symboles, peut-être, mais il voulait y croire très fort.

Il s'avança encore un peu, le long du cours d'eau. Sa rêverie l'entraînait loin, bercée par la bruine et la nuit. Il se voyait chanteur à la cour du roi ou plutôt à l'Opéra de Paris... l'Opéra Garnier. C'était beau, c'était grand. Il en avait peut-être les capacités.

Quelques sons, vocalises. Aigües.

Et le brouillard se dissipait sous ses pieds, faisant doucement apparaître une masse informe dans le lointain, qui l'intriguait. Il s'approcha lentement : il ne fallait pas réveiller la chose. Et il découvrit une charrette, brisée, qui avait dû chuter de la route. Un homme était mort. Souffle de la mort, glacial, qui donna le vertige au garçon. Mort. Froid. Blanc. Les traits ne bougeaient plus, mais on croyait les voir respirer. Passer dans l'au-delà.

- Mort, murmura l'enfant en sentant sa gorge se nouer et quelques larmes perler au coin de ses yeux.

Il contourna le siège du conducteur et parvint à l'arrière de la charrette où il souleva en tremblant un grand drap.  Sa bouche s'ouvrit en un ''o'' de surprise et il y porta sa main pour cacher cette ouverture. Il y avait là tout un chargement de marchandises hétéroclites qui intrigait Grégoire. Il grimpa sur la charrette et se mit à fouiller, par curiosité. Alors, il l'appercut. Lui. Cette âme, ce souffle, cet être. Ce violon.

La main hésitante, l'enfant vint attraper l'instrument de musique et caressa le vieux bas sculpté. Une décharge lui parcourir le corps et l'impressionna. Il se mordit les lèvres en saisissant le violon et l'archet. Et lança un son aigüe, plus une plainte, déchirer le murmure sifflant du vent dans la nuit. Un simple son qui fit chanceler Grégoire.

- C'est magique.

Il serra le violon près de son cœur et sourit doucement.

Mais en jetant un coup d'œil près du ruisseau, il apperçut des objets scintillants. Sa curiosité le piqua encore une fois et il s'approcha prudemment. Des croix. Il y avait des croix dans l'eau et Grégoire n'eut qu'à tendre la main pour en récupérer une.

Alors, il comprit. Des bleus étaient passés par là pour tuer ce vendéen et enlever au chariot toutes traces de religion. Le cœur de l'enfant se révolta et il serra très fort la croix ainsi trouvée comme pour qu'elle lui insuffle sa force.

La pluie soufflait encore quand il revint près de Marie pour tâcher de dormir. Et cette musique continue et douce fut sa berceuse. Il écouta les sons et sourit.

***

Le matin les entraîna encore plus loin vers l'ouest. Quelques cavaliers passaient. Des troupes républicaines les arrêtèrent même. Mais Grégoire souriait toujours et passait ces épreuves comme une aiguille entre les mailles. C'était un enfant. Et les guerres vendéenne n'étaient pas encore parvenu à l'apogée de leur horreur. Marie le suivait.

C'est au village suivant où ils firent une pause que leurs parents les retrouvèrent. La fillette et sa mère se jetèrent dans les bras l'une de l'autre. Le paysan eut une hésitation.

Joseph trouva Grégoire changé et Grégoire trouva Joseph changé. Ils se saluèrent formellement, avec un peu de distance. Deux jours seulement. Mais deux cœurs chamboulés et deux orientations différentes.

- Bonjour oncle Jo.

- Bonjour mon garçon. Tu m'as fait une de ces frayeurs !

L'enfant détourna son regard et fixa le sol. Cet homme lui rappelait toujours la médiocrité de l'alcoolisme. Et rien ne pouvait y changer. Étrangement, le paysan ne se rendait pas compte de ces sentiments. Il s'approcha encore d'un pas, prit son neveu par les épaules pour le ramener contre son large torse et confia :

- Ce que tu m'as manqué...

Grégoire était toujours aussi froid. Jo se sentait en paix avec lui-même.

C'est Marie qui rompit la glace en demandant de sa voix fluette :

- Dites... C'est qui, lui ?

Et tous se retournèrent vers l'intru, Joseph eut un grand sourire.

- Les enfants, je vous présente Nicolas. C'est un très vieil ami. Il fera la route avec nous.

De deux, la petite équipe passa à cinq. Et les relations entre ces personnes changèrent imperceptiblement. Jo et Grégoire avaient marché quelques temps à côté, par habitude. Mais une sorte d'ennui les avait rapidement gagnés et le paysan s'en était allé discuter avec Nicolas et Hélène. La jeune femme partit dans ses rêveries. L'espion expliquait à son ami :

- J'ai appris l'escrime. J'ai appris la ruse. J'ai appris à jouer avec ma force. Veux-tu que je t'enseigne ?

- Je ne demande que cela.

- Ce soir, nous serons presque arrivés à Noirmoutier où se trouve Charette. Mais je passerai la nuit à t'expliquer, si tu le veux. Je peux déjà t'enseigner la ruse.

L'Enfant en or et l'ivrogne en alcoolOù les histoires vivent. Découvrez maintenant