Chapitre 2: L.

895 54 4
                                    



Le pick-up quitta la grande route qui traversait Gravel Ridge pour s'engager sur un parking désert. Le soleil bas traversa le pare-brise et aveugla brièvement le conducteur qui manoeuvrait pour se garer. Il était à peine huit heure du matin et la température laissait présager une chaude journée d'été comme l'Arkansas savait si bien les faire. Louis ne prit pas la peine de remonter la vitre, ni même de verrouiller les portières, c'était inutile ici. Il n'y avait pas de voleur ici, il n'y avait pas de crime ou de délit, quelques bagarres d'ivrognes parfois, mais pour tout dire, il ne se passait pas grand chose à Gravel Ridge. Trois mille âmes y vivaient en paix, la plupart étaient nées ici et y mourraient probablement. Louis n'y dérogeait pas, il y avait vécu toute sa vie, auprès de sa mère, de sa sœur et de ses amis qu'il connaissait et côtoyait depuis l'école maternelle. Gravel Ridge était l'exemple même de la toute petite ville de province, un petit peu trop grande pour être un village, mais trop petite pour être attractive pour quiconque n'y avait pas d'attache particulière. Il n'y avait que quelques commerces, peut-être deux restaurants. Les écoles, magasins plus importants et espaces administratifs se trouvaient dans la ville de Sherwood à une quinzaine de minutes en voiture de là, tandis que la capitale de l'Arkansas, Little Rock, nécessitait une petite demi-heure de route. C'était une isolation volontaire, la volonté de rester à l'écart d'un monde qui tournait sûrement un peu trop vite. L'envie de vivre une vie simple faite de ses petits bonheurs et de ses petits malheurs, les grands événements et les drames étant réservés aux gens de la télévision.

La population était principalement blanche, peu diplômée, mais satisfaite de vivre à Gravel Ridge pour la grande majorité d'entre eux. Louis en était une illustration presque parfaite, une peau claire l'hiver, dorée par le soleil dès le printemps, il avait quitté le lycée sans être diplômé pour aider sa mère à subvenir aux besoins de la famille. Et plus particulièrement pour payer les études d'Emily, sa petite sœur, l'une des seules habitantes à avoir une ambition dépassant Gravel Ridge. Il travaillait dans un garage comme mécanicien et retapait des vieilles voitures dans une grange à l'arrière de la petite maison familiale pour les collectionneurs de l'Etat à ses heures perdues. Son mégot de cigarette atterrit au sol et il pénétra dans la fraîcheur du grand bâtiment. Malgré les immenses ouvertures qui permettaient de faire entrer les voitures dans l'atelier, les murs épais épargnaient le lieu de la chaleur sèche qui régnait dehors.

- Salut John, lança Louis en faisant un signe de la main à son patron qui était déjà au travail sur une vieille Ford de 1974.

L'homme mince à la peau presque transparente qui laissait apparaître un réseau bleuâtre de veines lui répondit brièvement avant de plonger à nouveau les mains dans le moteur. Louis se rapprocha du pick-up rouge qui l'attendait au fond de l'atelier, on le lui avait apporté hier soir pour qu'il change les pneus. Ce n'était pas dommage pensant le garçon, ils étaient si lisses qu'un coup de freins sous la pluie aurait expédié le conducteur droit dans le décor. Il s'activa jusqu'à treize heures, heure à laquelle il partagea son repas avec John dont la femme leur préparait de délicieux sandwichs chaque midi. Le salaire de Louis n'était pas très élevé mais suffisant pour aider Emily en plus de la bourse que l'Etat lui avait accordée. Louis aimait son travail, les voitures et leur mécanique l'avait toujours passionné et le garage, malgré son aspect passablement délabré, avait suffisamment bonne réputation pour que les habitants des villes alentours lui confient leurs voitures. C'était John qui lui avait tout appris, des problèmes les plus simples à régler tels qu'une bougie encrassée aux détails les plus infimes concernant l'électronique embarquée des modèles récents. Louis venait de fêter son vingt-troisième anniversaire et avait passé presque sept ans de sa vie les mains dans la graisse de moteur. A l'origine, c'était un petit morceau de papier à la superette du coin qui avait retenu l'attention de l'adolescent qu'il était.

« Cherche mécanicien
Débutents accepter
7$/H
Voire John »

Les fautes d'orthographe avaient amusées Louis et puis il était allé voir ce John. Il n'y avait pas d'adresse, ni de numéro de téléphone sur l'annonce mais ce n'était pas nécessaire à Gravel Ridge. Il n'y avait qu'un seul garage en plus de la station essence qui puait le gasoil de jour comme de nuit. John avait reçu un jeune gars robuste qui semblait volontaire et travailleur, il l'avait engagé immédiatement et lui avait enseigné tout ce qu'il savait. Dès l'enfance, Louis avait très vite compris qu'il fallait qu'il travaille, comme sa mère, comme ses oncles. Il ne savait pas quel métier il allait choisir, n'avait pas d'envies particulières et au final celui qu'il exerçait lui convenait. Peut-être qu'il allait aussi se mettre aux motos, histoire de faire venir plus de monde au garage. Pendant qu'il remplaçait le filtre à air de la camionnette du vieux Smith, Louis se promit d'aller à la librairie de Sherwood pour acheter quelques livres traitant du sujet le week-end prochain.

- Louis, les commandes !  cria John depuis le bureau de l'atelier.

Le garçon se redressa et s'essuya les mains dans un chiffon dont la couleur d'origine était indéfinissable. C'était Louis qui s'occupait de passer les commandes des pièces détachées et qui s'occupait aussi de la comptabilité. John ne savait pas bien écrire ni parler au téléphone. Et même si compter les billets ne lui posait aucun problème, toutes les « conneries du gouvernement » comme il disait, concernant les formalités administratives et fiscales, étaient hors de sa portée. Son employé s'acquittait de cette tâche avec plaisir. Il décrocha le combiné hors d'âge en écoutant son patron pester contre un courrier reçu qu'il supposait être « de ces voleurs de Washington qui voulait lui piquer tout son fric ». Dans l'heure qui suivit, Louis appela leurs divers fournisseurs et s'attaqua ensuite à la paperasse qu'il n'avait pas encore traitée. Il était plus de dix-huit heures lorsqu'il termina.

- Rentre chez toi, gamin. Va aider ta mère.

John connaissait bien Sally, la mère de Louis, ils avaient grandis ensemble. Puis Sally s'était marié à cet abruti de Mason, une sale type qui sentait trop souvent le whisky et qui l'avait laissée tomber quand elle était enceinte d'Emily. Il y avait trop de responsabilités, trop d'engagement, il était trop jeune et trop hors de la réalité pour pouvoir assumer tout ça. Louis et Emily avaient donc grandi sans père, avec leur mère pour seule famille. Et leurs oncles qui avaient tenus lieu de pseudo figures paternalo-masculines. Sally s'était saignée pour que ses enfants ne manquent de rien. Elle s'en voulait chaque jour de ne pas pouvoir en faire plus, mais dans sa situation elle ne trouverait aucun autre travail que celui de manager dans le petit restaurant du coin. Elle avait commencé à y travailler quand le père de Louis était parti en tant que simple serveuse puis avait gravi peu à peu les petits échelons proposés par l'établissement. Aujourd'hui, elle dirigeait une équipe de deux personnes, ce qui suffisait pour porter le titre de manager à Gravel Ridge.

Louis roula une dizaine de minutes avant de quitter la route principale pour s'engager sur le chemin caillouteux qui menait à une petite maison passablement défraichie. Le bois qui en composait la structure avait subi les assauts du soleil. Et aussi loin que portaient les souvenirs du garçon, il n'avait jamais été repeint. Le blanc avait viré au gris, et le jardin qu'ils n'entretenaient pas vraiment avait jauni à cause de la chaleur qui régnait déjà depuis plusieurs semaines en Arkansas. Louis se gara à sa place habituelle et observa que la voiture de sa mère n'était pas encore là. Il monta les deux marches qui menait jusqu'à une terrasse en bois qui courrait tout le long de la façade de la maison et qui était abritée par un toit , lui aussi en bois. Des chaises dépareillées y étaient disposées autour d'une table qu'il avait toujours vue au même endroit. En fait, rien n'avait vraiment changé depuis vingt-trois ans ici. Il mit un peu d'ordre dans la cuisine, fit la vaisselle du petit-déjeuner et sortit par la porte de derrière pour aller jusqu'à la grange construite au fond du jardin. Une Ford Mustang décapotable noire de 1966 l'attendait sagement sous sa bâche. Louis l'ôta et fit le tour de la voiture pour l'admirer. C'était un beau modèle, pas son préféré, mais en connaisseur, il l'appréciait. Peut-être qu'un jour, quand Emily serait professeur et qu'il n'aurait pu besoin de l'aider, il pourrait économiser suffisamment d'argent pour se payer un Camaro de 69. Il la remettrait en état et lui et Leah pourraient rouler au volant de cette merveille. Louis entreprit d'ouvrir le capot pour jeter un coup d'œil à ce carburateur qui lui posait tant de problèmes. John saurait sûrement résoudre le problème, il l'aidait parfois, l'expérience qu'il avait pouvait résoudre quasiment tous les soucis rencontrés par une voiture quel que soit son âge. Louis en avait bientôt terminé avec cette voiture, il n'attendait que quelques pièces détachées qui devraient arriver sous peu. Ensuite plus que ce fichu carburateur à faire fonctionner et elle roulerait comme au jour de sa sortie de l'usine.

Le bruit du moteur qui remontait l'allée menant à la maison le sortit de sa réflexion et il vint à la rencontre de ce qu'il pensait être sa mère. Mais la couleur rouge du véhicule lui indiqua tout de suite que c'était Leah. Elle se gara à côté du pick-up de Louis et sortit avec un grand sourire plaqué sur le visage.

- Hey ! lança timidement la jeune fille.

Louis sourit à son tour avant de la prendre dans ses bras et de l'embrasser doucement. Le soleil faisait ressortir les tâches de rousseur sur ses joues et avait fait blondir un peu plus ses cheveux. Elle lui arrivait au niveau de la poitrine et ses courbes avaient d'abord séduit Louis avant qu'il n'apprenne à aimer sa gentillesse et sa délicatesse, le son de sa voix lorsqu'elle parlait, la finesse de ses mains, son rire cristallin et le grain de beauté qu'elle avait sur la hanche.

- T'es tout sale ! s'exclama-t-elle en se détachant de lui.

- Rentre, je vais me doucher et me changer, répondit Louis avant de s'engager le premier dans la maison.

Il passa rapidement à la salle de bain, et lorsqu'il sortit, les cheveux encore humides et simplement vêtu d'un jean propre, elle était installé sur son lit et lisait avec attention, adossée au mur, l'un des livres qu'elle avait du trouver sur la table de nuit.

- « La Gestion des Moteurs Diesel » donc, t'envisagerais pas de me piquer mon boulot quand même ?

Elle reposa le livre sur le couvre lit.

- Je suis sûre que John apprécierait. Viens là, dit-elle en tendant la main vers lui.

Louis s'assit à côté de la jeune fille, respirant son odeur de fleur. Il posa une main sur sa cuisse, juste là où sa robe bleue s'arrêtait. Elle ne dit rien, effleurant juste le bras du garçon, jusqu'à son torse sur lequel sa paume s'égara. Il était prêt à la renverser sur le lit pour lui faire l'amour lorsque la porte d'entrée s'ouvrit en grinçant.

- Je suis rentrée ! chantonna la voix de sa mère.

Il soupira et murmura « ce soir » à Leah. Elle secoua la tête « non, pas ce soir ». Il fronça les sourcils. « Mon père ». Il se leva en soupirant et enfila un tee-shirt avant de sortir de la chambre.

- Je suis là ! Avec Leah.

Ils pénétrèrent dans la cuisine où une femme s'activait à sortir des affaires de grands sacs en papier bruns. Visiblement, elle était passée au supermarché de Sherwood, Louis reconnaissait le logo qui apparaissait sur les sacs. Elle l'embrassa sur la joue et serra brièvement Leah dans ses bras.

- Ma chérie, tu restes manger avec nous ce soir ? demanda Sally.

- Je suis désolée, je dois rentrer, j'étais juste passée dire bonjour, je dois y aller d'ailleurs ! répondit la jeune fille en regardant sa montre.

- Je te raccompagne.

Il l'escorta jusqu'à sa voiture, un bras autour de ses épaules et alors qu'elle s'installait au volant, il se pencha en avant pour lui parler au travers de la fenêtre ouverte.

- Je dois faire quoi pour passer du temps avec toi ?

Il gémissait presque.

- M'épouser ! répondit Leah en riant. Elle démarra, embrassa Louis et il la regarda faire marche arrière pour s'éloigner sur le chemin en direction de la 63. Il attendit de voir la voiture tourner sur la grande route pour rentrer chez lui.

- Macaroni au fromage ce soir ? demanda Sally alors que la porte d'entrée claquait derrière lui.

- Ouais !, répondit Louis en s'installant devant la télé.

Il zappa et repensa à ce que Leah lui avait dit, il fallait qu'il l'épouse pour qu'ils puissent passer du temps ensemble. Elle était la plus jeune des trois filles MacLinster. Et son père était très protecteur avec elle, il était hors de question qu'elle dorme avec Louis tant qu'ils ne seraient pas mariés. Ils pouvaient se voir en journée, parfois un peu le soir mais c'était tout et ça durait comme ça depuis deux ans. Louis réfléchissait. Il avait su tout ça depuis le début, c'est bien qu'il avait compris qu'il finirait par épouser Leah. Lorsque sa mère l'appela pour dîner, ses pensées étaient déjà reparties vers le carburateur récalcitrant.

Gravel Ridge (l.s)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant