Chapitre 3 : Welcome to Gravel Ridge, Arkansas

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Harry pesta contre le bus qui n'arrivait pas. Le soleil était haut dans le ciel, la température devait avoisiner les quarante degrés et il avait besoin de se poser dans un endroit frais très rapidement. C'était quasiment de l'inconscience de rester debout sous ce ciel sans nuage à cette heure-ci. L'attente commençait sérieusement à l'agacer. Il alluma une nouvelle cigarette juste après avoir écrasé le mégot de l'autre en pestant intérieurement. Quelle idée de merde de s'être habillé en noir, il était en train de cuire comme un œuf. Les gouttes de sueur coulaient sur ses tempes, dans sa nuque et son cou, il ôta le chapeau qu'il portait et s'éventa avec. C'était tout à fait inutile, l'air brassé était aussi brûlant que s'il sortait directement d'un four. Finalement le bus arriva, il n'avait que cinq minutes de retard sur l'horaire prévu mais Harry avait l'impression d'avoir attendu des heures. Il se baissa pour attraper son sac de voyage et grimaça alors qu'il se redressait, ses côtes tiraient affreusement et son rythme cardiaque s'accéléra à cause de la douleur. L'air conditionné du bus l'aida à se calmer un peu sans toutefois l'apaiser. La douleur physique lui rappelait celle qui se cachait plus profondément, des images flashaient à chaque fois que les os abîmés frottaient les nerfs à vifs. Il déglutit difficilement et tenta de repousser l'orage qui menaçait. Ce n'était ni le lieu, ni le moment. En fait, ce n'était jamais le lieu, jamais le moment semblait avoir décidé Harry depuis quelques semaines. La boule de souffrance restait ainsi profondément enfouie dans son esprit, elle grossissait, prenait chaque jour une ampleur qu'il ne percevait, ni ne maîtrisait. Et il n'avait aucune conscience de ce manque de contrôle. Il n'avait pas pensé au fait que pour soigner une plaie, il fallait en drainer le pus. Il fallait faire sortir le mal pour rendre la reconstruction possible. Il brancha ses écouteurs sur son téléphone et lança la playlist qu'il écoutait le plus en ce moment, la plus violente, la plus forte et la plus intense. Et lorsqu'il arriva à l'aéroport, il était plus calme, sans être serein. Il s'autorisa une dernière cigarette avant d'entrer dans le terminal et la fit durer longtemps. L'enregistrement de ses bagages fut rapide et il accéda à la salle d'embarquement, une heure avant le décollage. Les grognements de son ventre lui rappelèrent qu'il était bientôt quinze heures et qu'il n'avait encore rien avalé de la journée excepté une canette de boisson énergisante qui l'avait fait trembler.  L'appel pour l'embarquement coïncida avec la fin de son repas, un bagel mou et insipide ainsi qu'une bouteille d'eau à peine fraîche. Il ramassa son sac à dos, passa sans encombre le dernier contrôle qui menait à l'avion et s'installa à sa place, près du hublot à l'arrière de l'avion. Dans moins de deux heures il serait à Charlotte pour prendre sa correspondance qui le mènerait à Little Rock, Arkansas. Le détour par la Caroline du Nord semblait absurde mais les vols internes étaient parfois étonnants. Il se rappelait d'un vol entre Dallas, Texas et Las Vegas, Nevada qui était passé par Minneapolis. Un non sens absolu, mais il n'avait pas eu le choix. Harry attacha sa ceinture et inspira profondément, il était soulagé de quitter la Floride pour quelques semaines, le paradis ensoleillé s'était un peu terni ces derniers temps, l'éloignement lui ferait sûrement du bien.

A vingt-heure, le commandant de bord annonça aux passagers que l'avion allait entamer sa descente sur Little Rock et qu'ils atterriraient à l'heure prévue. Harry rangea la tablette sur laquelle il regardait un film. Aucun nuage ne troublait le ciel bleu qu'il pouvait apercevoir par le hublot. Il faisait probablement aussi chaud en Arkansas qu'en Floride, mais une chaleur sèche était peut-être plus supportable que la moiteur qui régnait dans le « Sunshine State ». L'appareil se posa avec douceur sur la piste et quelques minutes plus tard, Harry débarquait avec son sac sur le dos, marchant d'un bon pas, pour aller récupérer son autre bagage. Bien évidemment, celui-ci arriva dans les derniers, mais au moins il était arrivé songea le jeune homme. Les portes séparant la zone des voyageurs de celle du public s'ouvrirent et il aperçut immédiatement ses grands-parents qui l'attendait et qui sourirent dès qu'ils aperçurent leur petit-fils. Rose et Greg Maine, les parents de sa mère, n'avaient pas changé depuis la dernière fois qu'il les avait vu. Sa grand mère portait un pantalon de toile noire surmonté d'un tee-shirt d'un jaune vif qui attirait les regards, son grand-père portait quant à lui son éternel jean, surmonté d'une chemise à carreaux à manches courtes. Ils l'embrassèrent en lui souhaitant la bienvenue. Greg insista pour porter le sac de voyage d'Harry et celui-ci le laissa faire, voyant à quel point cela lui faisait plaisir. Ils se dirigèrent tous ensemble vers le parking où la voiture des Maine les attendait sagement.

- Harry, mon chéri, tu as faim ? demanda Rose remettant en place son éternel carré blond.

- Je suis affamé ! répondit le garçon en attachant sa ceinture.

- Que dirais-tu d'aller au Steak House ? Tu sais celui avant Gravel Ridge, où nous allions quand tu étais petit, intervint son grand père.

- S'ils font toujours les frites en forme de spirale, alors c'est oui.

- C'est parti ! répondit son grand-père en enclenchant la marche arrière.

Le paysage était radicalement différent ici, Harry l'avait presque oublié. Tout était sec et jaune, la végétation ne résistait pas à la chaleur et au manque de pluie. Cependant, il était plus calme. Retrouver ses grands-parents lui faisait du bien, il se sentait en sécurité. Probablement parce qu'ils étaient liés à ses souvenirs d'enfance, des souvenirs heureux, loin des soucis d'adulte.

La petite demi-heure de trajet se déroula sans encombre, sa grand-mère lui racontant toutes les modifications qu'ils avaient faites dans la maison ces derniers mois. La boite aux lettres avait été changée et son grand-père avait mis au point un ingénieux système d'arrosage pour que les fleurs du jardin ne périssent pas. Soudain, le néon rouge du Steak House brilla dans le crépuscule et Harry sentit une vague d'étrange nostalgie mêlée à du soulagement l'envahir. Rien de mal ne pouvait arriver ici, c'était un endroit préservé.

Ils commandèrent et Harry sirotait son soda tout en observant ses grands-parents en attendant que leur dîner arrive. En fait, si, ils avaient un peu changé. Les cheveux de Greg étaient plus blancs et plus clairsemés. Les rides autour des yeux de Rose, un peu plus marquées.

- Comment se passent les cours ? demanda son grand-père.

- Très bien, j'ai majoré cette année, maman vous l'a sûrement dit. Et j'ai même retrouvé un stage pour l'année prochaine. Mon patron actuel, au journal, souhaite que je reste avec eux et j'ai dit oui.

- C'est une bonne chose, fiston. C'est en forgeant que l'on devient forgeron.

- Du coup, je recommence les cours la dernière semaine d'août et je retourne au journal à la fin du mois de septembre.

- Tu restes avec nous jusqu'au début de tes cours ? demanda doucement sa grand-mère.

Harry baissa les yeux et joua avec sa paille quelques secondes avant de répondre.

- Je ne sais pas, je n'ai pas acheté mon billet de retour encore.

Lorsqu'il les avait appelé la semaine dernière pour leur demander s'il pouvait venir passer une partie des vacances chez eux, ils n'avaient posé aucune question et avaient juste dit qu'ils étaient ravis et qu'il fallait qu'il les rappelle dès qu'il connaissait son horaire d'arrivée afin qu'ils puissent venir le chercher à l'aéroport.

- Aucune importance, enchaîna Greg, tu restes aussi longtemps que tu le souhaites.

Sa femme hocha la tête en signe d'assentiment et Harry les remercia d'un sourire. Il ne savait pas pourquoi il n'était pas rentré chez ses parents, pourquoi il avait plutôt choisi de venir s'enterrer dans l'une des villes les plus perdues des Etats-Unis alors que son compte en banque lui permettait d'aller là où il le voulait. Mais il pensait avoir fait le bon choix. Leurs assiettes plus que garnies arrivèrent et Harry fut ravi de constater qu'effectivement, ils faisaient toujours des frites en forme de spirale.


Deux heures plus tard, de bonne humeur et l'estomac plein, Harry s'installait dans sa chambre. Le mobilier se composait d'un grand lit recouvert d'un plaid patchwork très probablement réalisé par Rose, il était accompagné d'un beau bureau en bois clair installé sous une fenêtre qui donnait sur le jardin. La maison des Maine était de plein pied, modeste, se composant d'un salon, une salle à manger, une belle cuisine ouverte ainsi que deux chambres. La sienne était parfaite décida Harry. Il n'était pas venu depuis tellement longtemps qu'elle lui semblait aussi familière qu'étrangère. Il était constamment tiraillé entre des sentiments contradictoires en ce moment, comme si son esprit essayait de trouver le positif dans la noirceur ambiante de son état d'esprit ou comme si le négatif essayait de prendre le pas sur la lumière. Il ouvrit ses sacs et commença à déballer ses affaires, s'appropriant peu à peu l'espace. La petite salle de bain attenante accueilli ses affaires de toilettes, l'armoire, ses vêtements et lorsque l'endroit fut devenu définitivement familier, il s'installa sur son lit avec son ordinateur portable. La clé 3G clignotait, signe qu'elle recevait un quelconque signal internet, il en fut soulagé. La vie sans internet, quand on avait son âge, qu'on tenait un blog et qu'on faisait des études de journalisme était impossible.

Aucune notification sur les réseaux sociaux, aucun message sur son portable, pas de mail. Harry se félicita d'avoir une vie sociale si remplie, l'amertume n'était pas loin, mais ce n'était pas de sa faute, il n'avait pas choisi. Il parcourut Facebook, la plupart de ses connaissances étaient en vacances sur des plages paradisiaques ou dans des maisons aux piscines immenses. Soudain, il tomba sur le dernier statut de Sacha.

« Let's bang !»

C'était tout. Harry repoussa brusquement l'ordinateur et se leva. Il attrapa son paquet de cigarettes et son briquet puis sortit. Il s'assit sur l'une des chaises en plastique blanc sous la tonnelle installée par son grand-père dans le jardin. Il tira fortement sur la clope qu'il venait d'allumer et exhala la fumée durement. Ses ongles s'enfonçaient dans sa paume. Il était parfaitement conscient de suréagir, mais Sacha était un échantillon de ce qui se passait en ce moment, de ce qu'il perdait depuis un moment. Il fuma deux autres cigarettes avant de se sentir plus calme. Ces pulsions entre colère et tristesse étaient de plus en plus présentes. Un malaise persistant, qui s'accentuait parfois en pointes douloureuses et acérées. Il verrouilla la porte d'entrée derrière lui, ses grands parents dormaient déjà et traversa le couloir à pas de loups après être passé récupérer une bouteille d'eau dans la cuisine. Il se déshabilla et se glissa sous les draps, la fenêtre entrouverte laissant pénétrer la fraîcheur de la nuit. Quelques minutes plus tard, il attendait que les deux cachets qu'il venait d'avaler fassent effet. Ils ne lui évitaient pas les cauchemars mais évitaient au moins les insomnies. Les molécules se combinèrent et le firent peu à peu effet glisser dans une douce torpeur. Sa dernière pensée avant de sombrer fut que peut-être, il allait être bien ici, que les choses allaient s'améliorer. Peut-être. Parce que de toute façon, dans le cas contraire, il allait très mal finir.

Gravel Ridge (l.s)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant