Gracieux

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-Gracieux ! Gracieux ! Mais où est-ce qu'il est, encore ? Râla Antoine en slalomant entre les robes à crinolines.

Son regard croisa soudain celui d'une charmante demoiselle, qui secoua ses longs cils noirs comme si elle désirait s'envoler. Antoine cessa net sa course et proposa à la belle une danse passionnée, qui les emmena de l'autre côté de la pièce.

Dissimulé derrière sa lourde tapisserie, Gracieux lâcha un soupir de soulagement. Il se doutait que son frère, dans un moment d'ennuis, avait simplement recherché quelqu'un à persécuter, et était plus qu'heureux d'y avoir échappé.

Il se blottit dans son alcôve et utilisa sa botte pour surélever le bord de la tapisserie qui le dissimulait, de façon à avoir un peu de lumière. Il n'en voulait pas à Antoine. Pas plus qu'à Bastien, son deuxième frère. Ils étaient comme ça, c'est tout.

Chassant de ses pensées ces maussades préoccupations, il en ouvrit enfin le livre qu'il tenait serré contre son cœur. Les mots le happèrent aussitôt, le transportant sans effort dans un univers peuplé de dragons, de magie, de fées et de belles à délivrer.

Soudain, alors qu'il en arrivait au passage le plus palpitant (il avait déjà lu ce livre quatre fois), une main de fer se posa sur son épaule et le tira en avant.

Il bascula et tomba de tout son long sur le sol de marbre. À son grand désespoir, son livre lui échappa des mains et glissa quelques mètres plus loin.

Il y eut une seconde de silence dans la salle. Et puis les rires se déchaînèrent, moqueurs et mesquins. Gracieux, à quatre pattes, voulu récupérer son livre, mais la femme qui avait dansé avec Antoine quelques minutes plus tôt s'en saisit en riant et ouvrit la première page. Aussitôt, ses voisines se penchèrent par-dessus son épaule et pouffèrent de concert devant l'illustration, qui montrait un homme chevauchant un dragon.

-Quand cesseras-tu donc de lire de pareilles sottises ? Claqua une voix sèche dans le dos de Gracieux.

Bastien. L'aîné.

-Jamais, répondit le plus petit, sur la défensive.

-C'est stupide. À quoi bon lire des choses qui n'existent pas ? Si tu tiens absolument à ouvrir des livres, il existe d'excellent traités d'histoire naturelle, de science ou bien de droit.

-Que des choses ennuyantes et sans intérêt, soupira Gracieux en désespoir de cause, certain que son frère, de toute façon, ne comprendrait jamais.

-Tu es peut-être beau, Gracieux, siffla son frère en se mettant à sa hauteur, mais tu es la risée de la société. Maintenant rends-toi présentable et tache de trouver un parti convenable.

Gracieux promena sur la foule pépiante un regard triste. Il aurait tant aimé vivre autre chose que cette vie...

-Voyons, Bastien, intervint une voix que Gracieux ne reconnut que trop bien.

Il pensait que la soirée ne pouvait pas tourner pire. Il se trompait lourdement.

-Ne l'accable pas ainsi, continua le nouveau venu, un baraqué aux cheveux noirs, gominés, et aux muscles saillants sous une tunique rouge sang.

-Gaston, rétorqua l'autre, je mène mes affaires comme je veux. Mon petit frère et un insupportable rêveur, de cette espèce de parasite que la société peut à peine tolérer.

-Peut-être, répondit Gaston, songeur, en passant un doigt inquisiteur le long de la mâchoire de Gracieux. Mais il est si beau !

Le jeune homme eut à ce contact un frisson de dégoût. Heureusement pour lui, la musique choisit ce moment pour reprendre, emportant en valse les couples tout autour d'eux. Gracieux en profita pour se faufiler entre deux robes extravagantes et disparu le plus vite possible du champ de vision de son frère et de ce primate de Gaston, dont les regards étranges le rendait toujours mal à l'aise.

La Bête (MxM)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant