La Bibliothèque au lierre grimpant

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Une semaine passa, les réunissant tous les deux dans une routine quotidienne. Gracieux se levait, allait déjeuner, et retrouvait la Bête. Puis il errait dans les couloirs, à la recherche d'un endroit qu'il n'avait pas encore visité. Des fois, la Bête l'accompagnait. Des fois, elle le recroisait par hasard sur son chemin.

Le jeune homme n'avait plus peur de son geôlier. Il s'était habitué à sa face monstrueuse, à ses crocs, ses griffes, et sa silhouette trapue. Il parvenait presque à entendre son pas sur la pierre lorsqu'il s'approchait, et reconnaître son ombre parmi les autres.

-N'y a-t-il rien à faire, dans ce château ? Demanda un jour Gracieux, qui avait passé la nuit à relire une dixième fois un des livres qu'il avait emportés.

-À faire ? Pas vraiment.

-Mais tu as bien dû faire quelque chose, deux siècles durant ?

-Mourir d'ennuis, énuméra la Bête en comptant sur ses griffes, hurler à la lune, se plaindre de ce que j'avais perdu, traquer et détruire chaque miroir du château, chercher un moyen de sortir, et mourir encore d'ennuis.

-Si au moins il y avait des livres... soupira Gracieux. Je me vois mal hurler à la lune. Ou briser des miroirs.

-Des livres ? Répondit la Bête avec surprise. Pour ça, il y en a. Tous les châteaux ont une bibliothèque, pour recevoir les invités. C'est une affaire de convenance.

-Une bibliothèque ?! Et vous ne le dites que maintenant ?!

-Ce n'est pas comme si c'était un endroit que je fréquentais beaucoup, répondit l'autre en haussant ses larges épaules. Que ce soit maintenant où autrefois. C'est lugubre. Pourquoi voudrais-tu t'enfermer dans un lieu pareil ?

-Lugubre ? Une bibliothèque ? La Bête, si tu ne me conduis pas tout de suite là-bas, je jure sur l'honneur de déserter !

La Bête retint un sourire en constatant que Gracieux l'avait tutoyé.

-Et bien tu vas devoir t'asseoir sur ton honneur, jeune homme, parce que la bibliothèque est inaccessible aux petits humains chétifs. Elle se trouve dans l'aile ouest. Tous les couloirs qui y menaient se sont écroulés.

-Je me débrouillerai ! s'écria Gracieux en galopant vers l'aile ouest.

La Bête hocha la tête, faussement incrédule, et partit à sa suite.

Il le rattrapa en un éclair, le saisit par une patte, et le souleva du sol pour le jeter sur son dos.

-Héééééééééééé ! Protesta le jeune homme en refermant automatiquement ses bras autour du cou de son kidnappeur

-Accroche-toi bien, répondit la Bête en s'amusant de sa frayeur.

Pour une fois, elle n'était pas due à son apparence. Et c'est chez lui qu'il cherchait du réconfort.

Gracieux s'accrocha un peu plus fort, juste au moment où la Bête prenait son élan. Sans hésiter, la Bête sauta par la fenêtre, appréciant secrètement le sursaut de terreur de Gracieux, qui lui fit resserrer son étreinte.

-Ça va ? Demanda-t-il de sa grosse voix.

-Pa... Parfaitement...

Alors il se lança à l'escalade des façades du château, agrippant le lierre aussi facilement que les barreaux d'une échelle. Ils ne mirent pas très longtemps à arriver à l'entrée de l'aile ouest.

Gracieux mis pieds à terre en tremblant, le visage pâle.

-Alors, plaisanta la Bête, en fait moins le malin ?

L'autre lui tira la langue. Ce qui eut pour effet de déclencher chez l'ancien prince un énorme rire tonitruant, qui s'envola en rebondissant contre les pierres du château.

-Alors ? Demanda Gracieux en lui passant son bras fin sous le sien – énorme et poilu – comme s'il s'agissait d'une sortie mondaine. Cette bibliothèque ?

Le rire de la Bête se coinça dans sa gorge.

Il avança en silence, bouleversé par ce contact humain. Bouleversé que Gracieux ais choisis de le toucher.

-Derrière ces portes, souffla-t-il.

Les deux battants de bois menant à la bibliothèque s'étaient écroulés sur eux-mêmes. La Bête, sans le moindre effort, posa son épaule contre le premier et poussa jusqu'à les faire basculer. Ils s'écrasèrent au sol dans un nuage de poussière qui les fit tous les deux tousser.

Gracieux n'attendit pas d'y voir plus clair, et s'engouffra dans le brouillard.

-Eh, attends ! s'exclama la Bête. On ne sait pas en quel état est le plancher...

Peine perdu. Un amoureux des livres tombé sur une bibliothèque millénaire dans un château maudit est aussi facile à raisonner qu'un singe dans une mer de banane. Même si la Bête n'avait aucune idée de ce que pouvait bien être un singe. Mais je m'égare.

Un cri retentit soudain.

La Bête se précipita à l'intérieur, pour trouver... Gracieux en plein extase.

Par quelque miracle, la bibliothèque était parfaitement conservée. Jusqu'au plafond, les murs étaient tapissés de livres de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Le lierre était rentré par les fenêtres, empêchant la lumière d'abîmer les ouvrages. Il s'était répandu tout le long des étagères, donnant l'étrange impression de se trouver au cœur de la forêt, dans quelque sanctuaire sacré.

Gracieux tendit la main et tira un livre de l'étreinte de ses voisins.

Il caressa sa couverture, lançant dans l'air un petit nuage gris.

-Contes et légendes, lut-il d'une voix pleine d'émerveillement.

Le sourire qu'il fit à ce moment-là, songea la Bête, aurait suffit à lui-seul à chauffer le château en plein hiver.

-Prends tous les livres que tu veux, souffla-t-il en s'abreuvant du regard qu'il lui jeta. Tout est à toi.

Gracieux sauta au cou de la Bête, qui cru bel et bien que son cœur allait cesser de battre.

La Bête (MxM)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant