Souvenirs fanés

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Gracieux sursauta.

-Comment faites-vous pour toujours vous trouver là où je vais ?

Parce que je n'ai rien d'autre à faire de mes journées que de te suivre, idiot.

-Je garderai un silence mystérieux sur cette dernière question, répliqua-t-il.

Le jeune homme eut un sourire amusé qui fit tressaillit le cœur de son geôlier, et reporta son attention sur les tableaux qu'il était en train d'admirer.

-Ils sont beaux, n'est-ce pas ? Dit doucement la Bête.

-On dirait l'homme et la femme changés en statue, dans la chapelle...

-Ce sont eux.

-Ils font plutôt peur, jugea Gracieux. La femme, surtout. Elle semble prête à ordonner ton exécution et ta torture pour un rôt mal placé.

La Bête eut un petit rire, qui franchit ses lèvres sous la forme d'une série de grognements.

Il riait ? Par toutes les Fées, ça ne lui était pas arrivé depuis... Depuis...

-En effet, répondit-il enfin. Elle était plutôt glaciale. Mais belle.

-Mouaif, répondit son interlocuteur. Je préfère...

Il se pencha et se saisit d'une miniature tombée au sol.

-Celle-ci !

C'était une œuvre assez commune, exécutée par un artiste anonyme. On y voyait une demoiselle en robe blanche danser dans un champ, entouré de roses rouges et blanches.

-Erk, répondit la Bête. Trop de romantisme. Et beaucoup, beaucoup trop de ces saletés de roses !

Gracieux leva un sourcil surpris.

-Pour quelqu'un qui vit au milieu d'un rosier géant et qui est prêt à tuer pour ne pas qu'on y touche, rétorqua-t-il, tu me parais bien mal placé pour ce genre de commentaire.

Le regard de la Bête se fit lointain.

-J'ai dit que les roses étaient mes biens les plus précieux. Je n'ai pas dit que je les aimais...

Il détourna le regard et s'en alla lentement à travers le couloir.

Mais Gracieux n'allait pas abandonner aussi facilement.

-Vous n'aimez pas les roses ? Pourquoi ? Demanda-t-il en le rattrapant.

La Bête lâcha un soupir. C'était étrange, songea Gracieux, d'entendre un tel soupir venir d'un être aussi imposant.

-Je ne dirais pas que je les aime, ou que je les aime pas. Après tout, une rose m'a sauvé la vie. Mais aujourd'hui...

Tout en parlant, ils étaient arrivés dans la petite cour intérieure qui jouxtait la chapelle. Ici aussi, les murs étaient couverts de rosiers.

La Bête s'approcha et en caressa une de sa grosse patte maladroite. Une expression de douleur passa dans son regard.

-Après tout, murmura-t-il, juste assez fort pour que Gracieux l'entende, pourquoi ne pas te le dire ? Si ce que tu dis n'as pas de conséquence, ce que je te dis non plus... Aucun secret ne quittera l'enceinte de ce château, de toute façon...

Gracieux s'approcha de la Bête.

Un mètre seulement les séparait. Celui qui fut prince songea qu'ils n'avaient jamais été aussi proches. Il pouvait lire la curiosité dans les yeux du jeune homme, ainsi que la compassion. Mais aucune peur.

-Chaque rose, murmura-t-il, est un souvenir.

-Vous voulez dire...

-Ce n'est pas de la poésie. Chacune des roses que tu vois renferme un souvenir de ma vie passée. Un moment. Un visage. Un sentiment. Une image. Une odeur. Elles vivent bien plus longtemps que la normale, mais lorsqu'elles se fanent... Le souvenir meure aussi. Et j'oublie.

Gracieux lui jeta un regard effaré.

-C'est abominable... Qui a bien pus concevoir quelque chose d'aussi... d'aussi...

-Cruel ? Termina la Bête avec un sourire amer. Qui te dis que je ne le méritais pas ?

-Qui mériterait ça ?

Il y eut un silence.

-Depuis combien de temps... commença Gracieux.

-Au début, je ne comptais pas. Mais je dirais... près de deux cents ans. Autrefois, les roses recouvraient le château. Aujourd'hui, il ne reste que celles-ci, celles de la chapelle, et celle que ton père a faillis arracher, dans ma chambre. Tu comprends, maintenant, à quel point son acte était grave ?

-Comment vouliez-vous qu'il le sache ? Répondit Gracieux d'un ton glacial.

-Je lui avais dit...

-De ne toucher à rien, oui, je sais. Mais une rose ? Dans un château abandonné ? Quel monstre condamnerait à mort pour une rose ?

-Le château n'est pas abandonné, rétorqua la Bête avec une mauvaise foi évidente, puisque j'y habite.

-Dieu du ciel ! Vous arrive-t-il parfois d'admettre vos torts ?

-Il faudrait que ça arrive, avant.

-Ben voyons... répondit Gracieux en secouant la tête, faussement incrédule.

La Bête eut l'immense surprise, en tournant la tête vers lui, de s'apercevoir qu'il souriait, amusé.

Gracieux recula d'un pas.

-Pourquoi me fixez-vous ainsi ?

-Je ne voulais pas... répondit le prince au visage de monstre en tendant une main. Je ne voulais pas t'effrayer. Ça faisait juste si longtemps qu'un sourire n'avait pas illuminé ces lieux...

-Monsieur la Bête, répondit Gracieux avec un petit rire, en votre temps, vous deviez être un sacré charmeur !

-Ça oui ! Répondit avec entrain l'intéressé.

Gracieux partit d'un nouveau rire.

-Au fait, quel est votre nom ?

Toute joie déserta le visage de la Bête.

-J'ai oublié, répondit-il dans un souffle. Cette rose s'est fanée depuis si longtemps...

La Bête (MxM)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant