Oublier ou mourir

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La Bête regarda avec une infinie tristesse le soleil se coucher.

Trois jours. Gracieux n'était pas revenu.

Il savait que c'était lui qui lui avait dit de partir, mais il avait espéré...

Oh, à quoi bon, maintenant. Quelle vanité, d'avoir pu penser... D'avoir pus imaginer un instant, un seul instant...

Il lâcha un profond soupir et descendit du toit où il s'était perché.

Ses pas l'emmenèrent d'eux-mêmes dans la chapelle où reposaient les dépouilles pétrifiées de ses parents.

Une flambée de haine l'embrasa soudain, pour s'éteindre aussitôt. À quoi bon ?

Le monde était un endroit vide. Tout était mort. Même lui.

Sa patte décrivit un large geste, fauchant une dizaine de rose, qui tapissèrent le sol de pétale de sang. Le sang de sa mémoire.

Il perdit aussitôt le souvenir de la voix de sa mère, de la première fille qu'il avait courtisée, de son tableau préféré, du visage de son père...

Il faucha encore dix autres roses.

À quoi bon vivre ? À quoi bon se souvenir ?

Ce qu'il avait été n'avait plus d'importance. Plus rien n'avait d'importance.

Il n'avait pas le courage de mourir, mais il ne voulait plus être un homme. Être humain, c'était ressentir. C'était souffrir. Autant devenir une bête. Un monstre.

Il leva son bras et s'arrêta au dernier moment. Y avait-il le souvenir de Gracieux, parmi toutes ces fleurs ? Il ne pouvait pas prendre ce risque. Le risque de l'oublier, lui. Même si c'était douloureux. Cette souffrance-là, c'était un peu de lui. l'abandonner, c'était comme le regarder partir à nouveau.

La Bête fit volte face et sortit de la chapelle.

Ses pas, cette fois, l'emmenèrent jusqu'à la bibliothèque.

Il se laissa tomber lourdement sur le tas de coussin qu'ils avaient rapporté petit à petit, Gracieux et lui.

Qu'allait-il faire, à présent ?

Effaré, il se rendit compte qu'il connaissait Gracieux depuis à peine un mois, et qu'il n'arrivait plus à concevoir ses journées sans lui.

Soudain, son cœur tressaillit.

Des bruits de sabots. Les sabots d'un cheval.

Gracieux ! GRACIEUX !

Il se rua dans les couloirs comme si sa vie en dépendait.

La nuit était tombée, à présent. Une nuit d'encre, emplie d'ombres malveillantes et de menaces sourdes ; une nuit piquetée d'étoiles, autant d'impuissantes spectatrices des drames de la terre.

La personne qui approchait du château n'était pas Gracieux.

La Bête attendit, partagée entre la méfiance et l'angoisse, que le cavalier arrive à sa hauteur.

C'était un beau jeune homme musclé, qui sauta à terre d'un geste leste. Il atteignait presque la taille de la Bête.

-C'est Gracieux qui m'envoie, déclara le nouveau venu. Je suis Gaston.

-Il va bien ? s'inquiéta aussitôt le prince maudit.

-Oh, oui, ne vous inquiétez pas. J'aurais voulu venir plus tôt, mais j'ai eu un mal fou à trouver votre château. À croire que la forêt ne voulait pas me laisser passer. Enfin, bref. Soyons clair : Gracieux est désolé, mais il ne reviendra pas.

La Bête chancela sous l'onde de choc, comme si elle avait été percutée par un obus. Gaston serra le poing en voyant la confirmation de ses suppositions.

-Vous avez eu la prétention de l'aimer, n'est-ce pas ? Railla-t-il en s'approchant un peu plus. Comment avez-vous pus supposer un seul instant qu'un homme comme lui puisse appartenir à une chose telle que vous ? Gracieux m'appartient. À jamais. Il m'a demandé de vous rendre ça.

Tout en parlant, il jeta la rose au visage de la pauvre Bête, qui se baissa pour la recueillir au creux de sa paume, comme un animal blessé.

Gaston épaula son fusil.

-Et il m'a aussi demandé de vous tuer.

La Bête sentit distinctement son cœur se déchirer, déchiqueté en tout petit morceaux par la violence de sa peine. Tout ce qu'il avait cru était un mensonge. Gracieux le haïssait. Gracieux voulait le voir mort. Quelle raison lui restait-il de vivre ?

-Allez-y. Tuez-moi.

Et Gaston, avec une joie indicible, fit feu.

La Bête (MxM)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant