Le miroir à deux faces

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Gracieux dormit dans la chambre qu'il s'était dégotté, en prenant bien soin de barricader la porte. Il savait que cela ne servirait à rien contre la Bête, mais ça lui apportait un certain réconfort. Et quand tout allait mal, on se devait de savourer toutes les victoires, aussi petites soient-elles.

Le lendemain, il ne se rendit pas à table. Dans les limites du possible, il voulait éviter la Bête. D'abord, parce qu'elle lui faisait peur. Il avait sans cesse l'impression qu'elle pourrait lui sauter à la gorge et le déchiqueter d'un coup de crocs. Ensuite, parce qu'il était énervé par les tournures que prenaient leurs conversations. Au lieu de chercher à satisfaire sa curiosité, il ferait mieux d'inspecter le château. Qui sait, il trouverait peut-être un passage secret qui lui permettrait de quitter le domaine en toute discrétion...

Le soir, il eut la surprise de trouver, sur son lit, un morceau de pain et une corbeille de fruit.

Il voulut les ignorer, drapé dans sa fierté... Mais son ventre lui signifia son total désaccord, et il finit par dévorer ce maigre festin.

Gracieux n'était pas de constitution fragile en soi. Il avait pris l'habitude, depuis qu'ils avaient emménagé à la campagne, d'accomplir tous les travaux ménager, ce qui avait un peu étoffé sa stature. Toutefois, il n'était pas non plus parmi les plus solides et les plus résistants, et il lui fallut bien se rendre à l'évidence : il ne pouvait pas jeûner des journées entières.

Le matin du troisième jour, il se rendit donc dans la salle commune. La table était mise, exactement comme la dernière fois.

Et la Bête attendait.

Elle essayait de faire l'air de rien, comme si elle admirait un vieux tableau décrépit. Mais il était clair, pour les deux protagonistes, qu'elle patientait en espérant voir le jeune homme.

Gracieux puisa dans sa colère pour tempérer sa peur et s'assit à table, en ignorant superbement le monstre qui avait tourné la tête pour le regarder.

La Bête piétina un instant, hésitant sur la conduite à suivre. Puis, finalement, celui qui fut prince s'assit en face de son prisonnier.

-Je pensais que vous étiez bavard, lâcha-t-il au bout d'un moment.

Le silence, qui avait été son lot quotidien pendant si longtemps, lui semblait à présent insupportable.

-Je n'ai rien à vous dire, rétorqua Gracieux d'une voix aussi bravache qu'il le put.

-C'est bien ma veine, râla la Bête. Je suis tombé sur un fat. Peut-être as-tu besoin que je te courtise, que je t'offre des bijoux pour parer ta beauté, ou...

-ARRÊTEZ AVEC MA BEAUTÉ !

Gracieux s'était redressé, rouge de colère, les poings serrés plantés sur la table.

Le cœur du monstre eut un curieux sursaut. Certes, le regard du jeune homme brillait de fureur. Mais c'était aussi la première fois qu'il le regardait sans peur.

-Tu ne vas pas me faire le coup de la fausse modestie, au moins ? Railla la Bête.

-Je sais que je suis beau. Je déteste ça. Je déteste mon nom. La beauté est la pire des malédictions. Elle sonne comme une insulte.

La Bête le regarda comme s'il était tombé sur la tête.

-Les gens ne me voient pas, expliqua Gracieux, la mâchoire crispée. Ils ne voient que la beauté et la grâce de mes traits. J'avais à peine un an lorsque mon entourage me renomma « Gracieux ». Si bien que je ne me souviens même plus de mon véritable prénom. Les filles m'entourent et minaudent. La moitié des hommes me traitent comme si je n'avais pas trois sous de cervelles. Les autres me jalousent. Certains courtisans et courtisanes se disputent pour parader à mes côtés, pour pouvoir m'exhiber comme un trophée. Même mon père insiste régulièrement pour m'utiliser comme modèle. Et personne, personne ne s'est jamais demandé qui j'étais.

Et qui es-tu ? Pensa silencieusement la Bête.

-Moi, dit-il à la place, je donnerais tout pour avoir ta beauté. Tout. Je vendrais mon âme.

-Ça ne servirait à rien, répliqua Gracieux. Celui qui vend son âme pour être beau ne pourra jamais le devenir vraiment.

-Des mots, grogna la Bête. Si, comme moi, tu avais eu l'apparence d'un monstre pour deux siècles...

-Alors les hommes m'auraient peut-être évité, murmura Gracieux, songeur. Et j'aurais été sûr que ceux qui restaient à mes côtés n'aurait été intéressé que par moi.

-Personne ne reste aux côtés d'une Bête. Personne ne serait resté avec toi si tu n'avais pas ton joli minois.

-J'ai voulu essayer, une fois, continua Gracieux, perdu dans ses pensées. J'ai failli. Avec un éclat de verre. Me faire une immense cicatrice, au milieu du visage. Mais j'ai eu trop peur de la douleur, et j'ai renoncé.

-Tu as... Quoi ?

La Bête était estomaqué. Le geste que suggérait ce petit bout d'homme lui semblait si horrible, si abominable... Qui voudrait détruire sciemment sa beauté ?

-Tu... Tu es complètement fou ! Souffla le colosse.

-Peut-être, murmura Gracieux. Mais j'aurais tellement aimé avoir un nom. Exister par autre chose que par mon visage...

La Bête ne répondit rien. Elle non plus n'avait plus de nom, et n'existait plus que par son apparence. Mais lui, c'était par sa laideur. Ils étaient comme les deux faces d'un même miroir.

-C'est étrange, dit soudain Gracieux. Je peux tout dire, ici. Tout dévoiler. Mes secrets et mes hontes. Au pire, vous me tuerez. Alors, en comparaison, les bonnes manières et les conventions n'ont plus vraiment d'importance...

La Bête ne répondit rien. Il regardait en silence ce jeune homme étrange, au visage parfait.

Et, une nouvelle fois, se demanda : Qui es-tu ?

La Bête (MxM)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant