La Bête

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Retrouver le chemin de sa demeure fut étrangement facile, comme si la forêt s'ouvrait devant lui pour lui montrer le chemin.

Aussitôt arrivé, ses trois fils se précipitèrent sur lui, pour avoir des nouvelles de son voyage. Le vieil homme fondit en larmes et leur fit le récit de sa terrible aventure.

Les yeux de Bastien et Antoine brillèrent. Des coffres pleins d'or ? Ils avaient du mal à retenir leur joie. Ils allaient pouvoir retourner à Paris et vivre la belle vie !

Gracieux prit son père dans ses bras, le cœur infiniment lourd.

-Je ne veux pas que tu meures... Souffla-t-il en essayant de retenir ses larmes.

-Il le faut, mon enfant, répondit le vieil homme en le serrant contre son cœur.

-Je pourrais y aller à ta place !

-Non. Gracieux, je t'interdis ne serais-ce que de penser une chose pareille.

-Et puis, tu n'es pas une fille, railla Bastien. Le monstre ne saurait pas quoi faire de toi. Remarque, si on t'enfilait une robe...

-ASSEZ ! Tonna le père. Personne d'autre que moi ne se rendra dans ce château.

Gracieux serra les poings. Il ne pouvait pas laisser son père mourir par sa faute, pour une stupide rose. C'était trop injuste.

Les deux autres frères échangèrent un regard. Ça leur suffit pour se comprendre. Si Gracieux partait chez la bête, ils seraient débarrassés d'un frère qu'ils n'aimaient pas et dont la beauté leur faisait de l'ombre. Leur père, qu'ils considéraient déjà comme gâteau, en mourrait de douleur, ou passerait son temps à le chercher...

Et il leur resterait le trésor.

C'est ainsi que, ce soir-là, les bouteilles de vins se succédèrent sur la table. Toute la réserve y passa. Jusqu'à ce que le père de la petite fratrie tombe endormit au creux de ses bras.

Gracieux se leva. Il avait compris ce que ces frères essayaient de lui faire faire. Il monta dans sa chambre, prépara un paquetage de ses meilleurs livres (ceux qu'il ne pouvait pas décemment laisser derrière lui), et écrivit un mot d'adieu et d'amour pour son père.

Ses frères, tout de même légèrement honteux, lui dirent au revoir.

Et Gracieux sauta sur le cheval de son père.

~

Le château était tel qu'il se l'était imaginé. Sombre, poussiéreux, ancien, emplit de mystères et de souvenirs disparus.

Il conduisit son cheval dans ce qu'il restait des écuries et franchit la porte qu'avait franchis son père, une dizaine d'heures plus tôt.

L'aube pointait à peine à l'horizon, teintant le monde de lumières rosées.

À l'intérieur ne brûlait plus aucun feu. Le froid des vieilles pierres lui arracha quelques frissons.

Il avança jusqu'à l'âtre, laissant résonner le bruit de ses bottes parmi les voûtes silencieuses.

-Qui es-tu ? Lança soudain une voix grave.

Gracieux sursauta et se retourna, fouillant l'ombre des yeux pour retrouver l'origine de la voix.

-Je m'appelle Gracieux. Vous avez dit à mon père...

Un énorme éclat de rire lui coupa la parole. Pas un rire joyeux, non, plutôt le rire amer de celui qui voit ses derniers espoirs s'évanouirent.

-Tu n'es pas une fille, déclara finalement l'étrange hôte, son hilarité disparu.

-Je ne vous permets pas de présumer de mon genre, rétorqua Gracieux. Mais il se trouve qu'en effet, je suis un garçon.

-Gracieux, répéta la Bête avec dédain et, peut-être, un brin de jalousie. Gracieux. On a pas idée de donner pareil nom à un enfant...

Et la Bête pénétra dans la lumière.

Le jeune homme eut un sursaut d'effrois lorsque le soleil caressa la fourrure désordonnée du monstre, glissa sur ses cornes de nacres et s'égara sur ses crocs luisants.

Le monstre s'avança encore. Malgré sa stature, ses déplacements ne faisaient quasiment aucun bruit. Un fantôme parmi les fantômes.

Il s'approcha de Gracieux, qui faisait des efforts pour rester droit – afin ne pas laisser paraître sa peur – et l'examina un instant.

-Au moins, déclara-t-il d'une voix douloureuse, tu mérites ton nom.

-Je hais mon nom.

-Tu es beau, gronda la Bête. Tu ignores la chance que tu possèdes...

Et soudain, comme si un pic lui avait crevé le cœur, il se plia en deux et recula dans l'ombre.

-Qu'allez-vous faire de moi ? Demanda Gracieux à l'obscurité.

Je ne sais pas encore, songea la Bête dans le secret de son âme. Je ne sais même pas quoi faire de moi.

-Tu es mon prisonnier, dit-il finalement. Ne sors pas de l'enceinte du château, ou je te tuerai, toi et toute ta famille.

L'instant d'après, Gracieux était seul au milieu de l'immense pièce.

Il se laissa tomber sur le sol froid et, enfin, s'autorisa à pleurer. Les larmes sortirent de son corps en vagues douloureuses, qui résonnèrent longtemps parmi les voûtes. Il pleura d'avoir perdu son père. Il pleura d'avoir perdu sa liberté. Il pleura de devoir abandonner les rêves qu'il avait tant chéris.

Il pleura jusqu'à ce que son chagrin se consume et que le sommeil l'emporte, blottis contre le foyer éteint, recroquevillé autour de ses livres, comme un naufragé agrippe une planche de bois.

~

La Bête s'adossa au mur de sa chambre, face à la rose qui luisait faiblement.

Les sanglots du jeune hommes se répercutait jusqu'à lui. Chacun était comme une éraflure sur son cœur déjà si douloureux.

Qu'est-ce qui lui avait pris ? Pourquoi avoir ainsi menacé le vieux ? Comme s'il allait lui envoyer une fille, qui tomberait amoureuse de lui en deux temps trois mouvements, hop, malédiction pliée et beauté retrouvée... Non, non, non, il était ridicule... Parfaitement ridicule.

Et ce jeune homme était si beau... Si beau... Certainement plus beau que lui ne l'avait jamais été.

Une pointe de jalousie perça l'âme de la Bête. Après tout, ce morveux avait tout dans l'existence. Il pouvait tout aussi bien rester un moment dans le château. Certes, il ne pouvait pas sortir des jardins, et, de toute façon, n'avait jamais tué personne, mais ça, l'autre n'était pas obligé de le savoir...

Il n'osa pas s'avouer ce qu'il savait pourtant, au plus profond de lui. Qu'il recherchait seulement un peu de compagnie.

Celui qui fut prince se leva pesamment. Les pleurs du jeune homme avait cessés.

Il se rendit silencieusement sur le balcon qui surplombait la grande salle.

Gracieux dormait. Roulé sur lui-même comme un petit garçon. De là où il se trouvait, la Bête pouvait détailler les traits pâles de son visage, à moitié recouvert de ses extravagantes boucles brunes qui lui donnait un air innocent et romantique, comme la statue d'un poète antique. Il y avait quelque chose de fragile, sur ce visage, quelque chose que la Bête n'avait jamais vu dans son miroir, au temps où il était beau. Une douceur infinie. Comme un rêve sur le point de s'envoler.

Mais ses joues étaient encore rougies par les pleurs.

Je rencontre un autre être vivant pour la première fois en presque deux cents ans et je le terrifie au point de le faire pleurer.

Oui, songea la Bête. Je suis réellement un monstre.

La Bête (MxM)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant