La Bête (MxM)

Le tombeau des roses

La faim ramena Gracieux dans la salle principale alors que les dernières lueurs du jour déclinaient.

De nouveau, la table était mise. Il s'y trouvait deux morceaux de pain, un plateau de fruit, et un large morceau de viande.

Il faisait si froid dans la pièce qu'avant de manger, il prit soin de rajouter des bûches dans l'âtre et alluma un petit feu, qui eut au moins le mérite de faire danser sur la scène des lumières moins lugubres que celle de la lune.

Puis il se retourna...

Et la Bête était là.

À moitié tapis dans l'ombre. Totalement immobile.

Elle le dévisageait comme si elle voulait dévorer son visage, avec dans le regard un étrange mélange de tristesse et d'envie.

C'était absolument terrifiant de le voir ainsi, forme de ténèbre plus sombres parmi les ombres. Une statue qui respirait. Une statue qui pouvait le tuer d'un geste.

Gracieux recula d'un pas, jusqu'à ce que le feu arrête sa fuite.

La Bête sortit soudain de sa rêverie et alla tranquillement s'installer à table, où se trouvaient justement deux chaises.

Si Gracieux voulait manger, il n'avait pas le choix. Il devait s'asseoir. Il envisagea bien un instant de sauter le repas, mais il n'avait déjà rien avalé depuis ce midi... Et, de toute façon, il ne pourrait pas éviter indéfiniment le monstre.

Il s'assit donc en face de celui qui le terrifiait et mâchonna distraitement son pain en cherchant un moyen de faire taire, ou au moins de diminuer sa peur.

-Si je ne vous avais pas vu en haut de la tour, lança-t-il plutôt stupidement, je vous aurais pris pour une sorte de vampire qui ne peut sortir que la nuit...

L'autre lui jeta un regard interloqué. C'était assez comique de voir un air perplexe sur cette face poilue, toute en crocs et en cornes. Gracieux sourit.

La Bête eut un coup au cœur.

Le sourire du jeune homme n'avait duré qu'un instant. Un peine une seconde. Mais un soleil resplendissant semblait être entré dans la pièce durant ce laps de temps, apportant avec lui une chaleur étrange, qui persista bien après la disparition du sourire.

-Qu'est-ce qu'un vampire ? Demanda la Bête en déchirant le morceau de viande de ses crocs aiguisés.

-Une créature qui ressemble à un humain, expliqua Gracieux, dont les yeux brillaient toujours lorsqu'on abordait ces sujets. Mais ils ne peuvent supporter la lumière du soleil et ne sortent que la nuit. Ils se nourrissent de sang humain, et peuvent se changer en chauve souris ! Certains disent même qu'ils sont immortels !

-Et ça existe ? Demanda la Bête, sceptique.

-Autant que les fées et les dragons, je suppose, répondis le jeune homme en haussant les épaules.

-Non, les fées, c'est du concret, rétorqua la Bête. Par contre, tes « vampires », je n'en ai jamais rencontré...

Gracieux lui jeta un regard stupéfait.

-Les fées, c'est du concret ? Répéta le garçon.

-D'horribles créatures. Je ne te souhaite pas d'en rencontrer.

-Parce que vous en avez rencontré ?!

-Moi, non, mentit la Bête. Mais j'en connais, qui, pour leur malheur...

Ses poings se serrèrent de nouveaux, et ses yeux se firent fuyant. Gracieux se surprit à éprouver une pointe de compassion pour cet être étrange aux yeux si tristes.

-Suis-moi, dit soudain la Bête en se coulant silencieusement hors de sa chaise.

Et, sans vérifier que Gracieux suivaient effectivement, il s'engouffra dans une longue suite de couloirs. Le jeune homme sauta sur ses pieds, dévoré par la curiosité, et suivis son geôlier.

À sa grande surprise, ils débouchèrent dans une petite chapelle envahit de rosier.

Au milieu, à la place d'un autel aujourd'hui renversé, se trouvaient deux statues. Un homme et une femme à la froide beauté. La première défiait du regard un invisible personnage. Le deuxième suppliait des deux mains le même fantôme.

-Furent-ils humains ? Souffla Gracieux.

-Si tu veux dire qu'ils étaient faits de chair et de sang, alors oui.

Le jeune homme déglutit et tourna franchement son visage vers celui de la Bête.

-Et vous ? Vous étiez humain ?

-Oui, répondit la Bête après un long moment. J'ai été humain.

-Alors qu'est-ce qui...

-Cesse de poser des questions, l'interrompit brusquement la Bête. Tu es peut-être beau, Gracieux, mais ça ne te donne pas tous les droits...

Et la Bête s'évanouit de nouveau parmi les ombres. Mais cette fois, elle ne laissa pas derrière elle un jeune homme triste ou terrifié, mais tremblant de rage.