Non mais quel idiot !

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Cela faisait désormais plus de trois minutes que j'essayais de contrôler mon expression faciale mais c'était un exercice assez difficile puisque Roman (qui n'avait pas réalisé à quel point le sujet de notre conversation m'était désagréable) ne cessait de remuer le couteau qu'il venait de me planter dans le cœur.

— Donc j'ai demandé si on pouvait décaler la date du shooting. Mais le problème, c'est que nous ne sommes pas les seuls à être attendus et Patrick (son patron) refuse que ce soit un autre photographe que moi qui travaille avec Shelton.

J'ouvrai la bouche pour croquer dans ma viande blanche sauf que je réalisai trop tardivement que j'avais mal coordonné mes gestes et ma fourchette buta contre ma joue. Je sursautai et reposai brutalement cette dernière dans l'assiette, honteuse.

— Amandine ? s'inquiéta Roman en me voyant m'activer pour attraper la serviette en papier que je n'arrivai d'ailleurs pas à déplier à cause de mon empressement.

— Oui oui je t'écoute ! répliquai-je en m'essuyant enfin la bouche et la joue.

Sauf qu'il ne continua pas son explication comme je m'y attendais. Les sourcils légèrement froncés, visiblement contrarié de me voir dans un tel état, il me regarda sans rien dire.

— Est-ce que ça va ? demanda-t-il au bout de quelques secondes.

Je hochai la tête bien que ce ne soit pas la vérité. Il ne me quitta pas des yeux puis pencha légèrement la tête sur le côté, visiblement en pleine analyse de ma personne.

— Amandine, insista-t-il, sachant pertinemment ce que mon silence voulait dire.

Avec douceur, son pouce vint essuyer une partie de ma joue que j'avais dû oublier avec ma serviette. Son geste tendre me fit frémir et m'arracha un soupir. Maintenant, en plus d'avoir mal au cœur et au ventre, j'avais la gorge serrée.

Je me sentais mauvaise depuis deux jours.

Tout d'abord je piquais une crise parce qu'il avait oublié l'anniversaire de notre rencontre et maintenant je ne décrochais pas un mot de notre déjeuner parce qu'il m'expliquait que malgré ses efforts, il n'arriverait pas à se dérober de ce shooting à Londres pour Noël...

— Ma mère m'a envoyé un message hier pour me dire que Rose était mourante. Elle voudrait que je vienne quelques jours à Solivar pour lui faire mes adieux.

De mieux en mieux, voilà maintenant que j'essayais d'attirer son attention pour qu'il arrête de parler de son travail ! Je me détestais vraiment ces derniers temps...

— Et tu as refusé, compléta Roman.

Je n'étais surprise qu'à moitié qu'il ait deviné ma réponse (que je n'avais pas encore donnée malgré tout) car il me connaissait bien désormais.

— À cause du boulot, tu comprends...

— Excuse ! répliqua-t-il aussitôt.

Bon, je ne pouvais pas le nier puisque j'avais deux semaines de congé.

Je soupirai et regardai les aiguilles de ma montre pour que mes yeux n'aient pas à croiser ceux de Roman. Trop difficile de mentir à celui qui me connaissait le plus désormais.

— Puis, il y a l'appartement aussi, continuai-je plus faiblement.

— Excuse !

Je soupirai une nouvelle fois et tournai la tête.

J'enviais les rares couples de la salle. Contrairement à nous, ils semblaient avoir une conversation agréable. Cela dit, rien ne me prouvait que celle-ci était véritablement plaisante. Qui savait ? Peut-être étaient-ils finalement en train d'aborder des sujets épineux et qu'ils essayaient de sauver les meubles en apparence... Enfin, c'était tout de même peu probable vu les sourires qu'ils s'échangeaient.

— Ce n'est pas la porte à côté...

— Excuse !

Roman et moi avions adopté cette méthode de communication qui revenait à faire remarquer à notre interlocuteur qu'il était de mauvaise foi, il y avait longtemps désormais. La plupart du temps, ce simple mot suffisait à nous faire prendre conscience que nous ne disions pas réellement ce que nous pensions. Et même si je me rendais compte que c'était le cas actuellement, je ne pouvais pas m'empêcher d'imaginer toute une liste de raisons pour ne pas retourner voir ma famille.

— Il s'agit de ta grand-mère tout de même, souffla Roman au bout d'une bonne minute de silence. Est-ce que tu ne vas pas avoir des remords de ne pas être allée la voir ?

C'était très probable me connaissant. Mais j'en avais déjà une ribambelle, alors un de plus ou un de moins...

Les yeux rivés sur la table, je ne répondis rien.

— Tu ne crois pas qu'il serait temps que tu aies une véritable conversation avec ta mère ? Je parle d'une conversation de vive voix et non pas quelques mails échangés de temps en temps. Vous n'allez pas continuer à faire comme si rien ne s'était passé toute votre vie quand même !

Je poussai mon assiette puis me pris la tête entre les mains. Je savais qu'il avait raison. Ma mère et moi ne pourrions pas continuer à échanger quelques phrases en faisant semblant de ne pas nous souvenir de notre dispute cinq ans plus tôt.

Je ne pouvais pas rester sur les derniers mots que j'avais prononcés en la regardant droit dans les yeux.

Malheureusement, je savais que je n'avais pas le courage d'aborder le sujet...

— Et puis bon, continua-t-il, ça te fera du bien de revoir tes proches et ça te fera de la compagnie !

Je sentis à plein nez la suite de son discours : et pourquoi ne pas annuler la semaine en amoureux pour envoyer Amandine dans les montagnes afin de pouvoir aller visiter Londres tant qu'on y était ?

Cette fois-ci, je relevai la tête :

— Dis carrément que cette proposition te comble de bonheur !

Roman sursauta. Il ne s'était pas attendu à ce que je m'emporte à ce point probablement (il faut dire que mon ton était plutôt agressif) ou que je sorte de mon silence tout simplement.

— Non, ce n'est pas ce que je veux dire mais...

— Donc fêter Noël chacun de notre côté ne te dérange pas ? Après avoir oublié l'anniversaire de notre rencontre, tu comptes zapper celle de notre officialisation et pourquoi pas les fêtes de fin d'année aussi ?

— Amandine, calme-toi s'il te plaît, lâcha-t-il tandis que je me levai de table. Je n'ai pas dit que j'étais content que ça arrive. Comment le pourrais-je, étant donné que ta grand-mère est mourante ? Puis je n'ai pas parlé de Noël mais...

— Mais c'est la solution que tu choisis ! Amandine sera à Solivar, donc je pourrais aller à Londres la conscience tranquille, c'est ça ? m'écriai-je.

Je pouvais au moins apprécier le fait que Roman ne passe pas son temps à se cacher le visage de la main en craignant que son image soit brisée parce qu'il se disputait avec sa copine dans une cafétéria. Il n'était pas non plus du genre à me demander de baisser d'un ton juste pour ne pas lui foutre la honte. C'était déjà ça...

— Tu es sur les nerfs, je comprends ma puce...

Sa main attrapa la mienne mais je retirai cette dernière d'un coup sec.

— Non, tu ne comprends strictement rien justement ! crachai-je avant d'attraper mon manteau et mon sac.

Il était tellement occupé par son boulot ces derniers temps qu'il n'avait absolument rien remarqué.

Cela faisait trois semaines que je ne buvais plus une seule goutte d'alcool ou de café, et il n'avait rien saisi pour autant.

Trois semaines que j'étais à fleur de peau.

Trois semaines que j'étais tout le temps fatiguée.

Trois semaines nom de Dieu ! Non mais quel idiot !

Noël chez les Carlier (Terminée)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant