Elles courent, elles courent les rumeurs

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Le lendemain matin, alors que j'avais espéré pouvoir atteindre mon bureau discrètement, la chevelure parfaite et le parfum infect de la traductrice de « Belles plumes » passèrent à côté de moi. Un soupir profond et déprimé voulut m'échapper mais je parvins à faire bonne figure lorsque Elsa posa ses yeux sur moi.

— Bonjour Amandine ! s'exclama-t-elle de sa voix haut perchée. Oh, mais quelle vilaine mine tu as ! Dis-moi que t'est-il arrivé ? demanda-t-elle en poussant la porte de la maison d'édition.

Je me grattai le front puis saluai d'un signe de tête la directrice de collection qui nous regardait du coin de l'œil. Nous étions en avance de cinq minutes alors elle ne pouvait rien nous dire. Enfin, je l'espérais, sincèrement. Car cette dernière était connue pour aimer provoquer les employés avec des remarques cinglantes.

— Oui eh bien... Hier soir, mon petit ami a oublié que c'était l'anniversaire de notre rencontre, avouai-je dans un instant de faiblesse, que je regrettai aussitôt.

Je laissai tomber mon sac à main au pied de mon fauteuil. Même si Roman avait voulu engager la conversation en me rejoignant au lit quelques minutes plus tard, j'avais refusé de dire quoi que ce soit, préférant bouder qu'agir comme une adulte et discuter avec lui.

J'avais bien conscience d'envenimer les choses, mais c'était toujours comme ça avec moi. Quand j'étais blessée, je me refermais comme une huître, et j'avais besoin de temps pour que mon cerveau s'autorise à refonctionner.

— Aïe aïe aïe ! fit la traductrice en secouant la tête d'un air sérieusement embêté. C'est mauvais signe ça ! Ils commencent par oublier la date de rencontre, puis ensuite c'est nous qu'ils oublient ! Tu vois, c'est tout à fait ce qu'a fait ce connard de Bap !

Jean-Baptiste était son ex, celui qu'elle n'arrivait pas à oublier et celui dont elle parlait tout le temps, quand ce n'était pas Cookie, son chien adoré, le sujet de la conversation...

Je devais reconnaître qu'Elsa faisait du bon boulot. Elle était souriante, même si j'avais déjà remarqué que ses esquisses étaient rarement sincères. Mais le véritable problème était qu'elle adorait papoter et surtout, casser du sucre sur le dos des gens.

Pour être tout à fait honnête, je ne savais absolument pas ce qui m'avait pris de lui parler de l'oubli de Roman. Maintenant, je pouvais être sûre qu'à la pause de midi, pratiquement tout l'étage parlerait d'une violente dispute entre la correctrice et le sublime photographe de « Style Mode ». Parce qu'évidemment, Elsa ne faisait pas que distribuer son petit journal du matin, elle aimait bien modifier les événements dont il parlait... Il fallait toujours que ce soit accrocheur pour qu'elle puisse s'attirer les regards et l'attention qu'elle désirait lorsqu'elle discutait avec les gens.

— J'espère que vous vous remettrez bientôt ensemble ! lança-t-elle avant de tourner les talons.

Je n'eus même pas le temps de nier la pseudo-rupture qu'elle venait d'annoncer qu'elle avait déjà quitté la salle pour rejoindre son bureau.

— Eh merde, soufflai-je en me laissant tomber sur mon siège.

Pourquoi lui en avais-je parlé ? Ce n'était pas comme si Elsa était connue pour ses talents de psy, bien au contraire... J'étais une idiote. Voilà, parfaitement ! Une stupide idiote.

Je savais déjà que les rumeurs qui allaient courir allaient me faire regretter d'avoir voulu me confier à quelqu'un. Parmi tous les employés de « Belles plumes », Elsa était la personne à éviter.

Plus le temps de cogiter... Le coup d'œil que m'accorda la directrice de collection me fit comprendre qu'il valait mieux que j'arrête de penser à tout cela et que je me mette rapidement au boulot si je ne voulais pas recevoir de réflexion...

🎄

Roman m'appela à midi deux et je ne lui répondis pas. Non pas car je lui faisais la tête, mais parce que je n'avais pas fini de corriger la page du nouveau livre que je venais de commencer dix minutes plus tôt. En effet, je savais pertinemment que si jamais mon supérieur me surprenait au téléphone au lieu de travailler, ce serait le renvoi à coup sûr...

Alors évidemment, quand je pus enfin prendre ma pause déjeuner, rappeler mon petit ami fut la première chose que je fis.

Bon, pas tout à fait, car la première chose que je fis fut d'écouter Eve me résumer sa séance chaire de poule de la veille. Fan de thrillers, autant sur le grand écran que sur papier, elle me raconta (avec une passion débordante et effrayante) comment le protagoniste de l'œuvre qu'elle avait lue avait réussi à passer entre les mailles du filet de la police.

Eve était la genre d'amie adorable que nous voulions tous avoir, sauf quand elle devenait narratrice d'histoires tordues.

Le SMS de Roman me sauva d'une demi-heure de monologue flippant et de nouvelles questions concernant ma collègue de travail. Je ne suggérais pas là la possibilité qu'elle soit folle mais je devais reconnaître que voir ses yeux briller pendant qu'elle me racontait une scène de crime, c'était assez déstabilisant...

— Je suis désolée Eve, mais je ne vais pas pouvoir déjeuner avec toi aujourd'hui. Roman vient juste de me dire qu'il a réussi à se libérer.

L'illustratrice me regarda, visiblement embêtée de ne pas pouvoir continuer à vanter les mérites de son meurtrier fictif préféré.

— Demain ? proposai-je.

Ma collègue me fixa d'un air douteux.

— Elsa a dit que toi et Roman c'était fini.

Je roulai des yeux. Ah, fichue Elsa ! Elle donnait envie de s'arracher les cheveux parfois. Ou bien de les lui arracher plutôt...

— Non, elle a mal compris. Lui et moi avons juste eu un petit froid car il a oublié la date de notre rencontre.

Eve parut rassurée.

— Ouais, c'était une petite querelle d'amoureux quoi. Je trouvais que c'était bizarre aussi que tu en aies parlé à la commère. Parce que tu n'es pas spécialement bavarde au boulot alors que tu l'aies dit à Elsa... Ça paraissait trop impensable pour être vrai !

Elle plissa les yeux comme si elle cherchait à sonder mon esprit et je me contentai de hocher la tête. Eve arrêta enfin de me regarder bizarrement puis me sourit.

— Bon déjeuner en amoureux ! s'exclama-elle alors que je m'engageais sur le trottoir.

Je levai la main pour la remercier et me concentrai sur la lecture du message que j'avais reçu. Roman s'excusait pour la veille et espérait que je ne lui ferai pas faux bond pour midi.

Le sourire aux lèvres, je composai son numéro et approchai le téléphone de mon oreille. À peine eut-il décroché, que je m'écriai :

— J'arrive d'ici une quinzaine de minutes, je vais prendre le tram là !

Son petit rire acheva de me faire sourire, si bien que je commençais même à en avoir mal à la mâchoire. Je l'imaginai, se mordre les lèvres comme il le faisait à chaque fois après avoir dévoilé ses dents du bonheur sur lesquelles je craquais complet. Je l'imaginai se gratter sa nuque brune et mon cœur s'emballa.

— D'accord, répondit Roman, rassuré par mon ton joyeux.

J'eus envie de lui dire que je l'aimais. J'avais envie de me blottir dans ses bras. Mais il fallait que j'attende. Quelques minutes. Quelques affreuses petites minutes !

— À tout à l'heure ! me contentai-je alors de dire.

— À tout de suite ma puce, lança-t-il avant que je ne raccroche.

Noël chez les Carlier (Terminée)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant