Sixième bonbon - 1/5

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Quand le roi Elendil daignait honorer le salon de sa présence, il s'attendait toujours à ce qu'il y ait une petite seconde de flottement, pendant laquelle les autres pensionnaires suspendaient leurs discussions ou échangeaient des regards étonnés. Elendil, hôte numéro 1 de la maison Fancy Candies, avait d'ordinaire un carnet de rendez-vous complet des semaines à l'avance et n'avait pas besoin d'attendre de nouveaux clients au salon, avec les autres pensionnaires. Cependant, un léger détail avait récemment changé dans sa vie. Et il se retrouvait maintenant avec plusieurs heures de liberté dont il ne savait pas quoi faire.

Heures qu'il passait autrefois à se glisser sous le bureau de son dévoué patron, mais l'envie l'avait quitté, pour une raison inexplicable.

Il n'y eut pourtant absolument aucune différence avant et après son arrivée. Ce fut à peine si quelques-uns le saluèrent. La Diva flamboyante qui habitait son cœur en souffrit profondément, et voulut se draper dans sa fierté pour claquer la porte. Mais Elendil parvint à surmonter l'outrage et s'avança dignement dans le salon.

Les autres étaient presque tous là, à l'exception de Lotis, dont le bocal était vide. Elendil plissa les yeux. Il ne voyait pas non plus la tignasse hirsute de Purr, mais Laè était là, jambes croisées dans un fauteuil. Est-ce que les absents étaient avec des clients, ou bien Mordigann avait-il jeté son dévolu sur l'un des pensionnaires qui n'avait pas encore assez souvent visité son bureau ?

Flocon s'empiffrait de crème glacée à sa place habituelle, encadré par Inari et Aello, qui le fixaient avec effarement.

– Comment un aussi petit machin peut avaler autant de sucre sans grossir ?

Driss, l'efrit de la maison, apparut dans un nuage de fumée et de soieries persanes. Il s'assit sur un fauteuil proche de la table basse, pour renouer un turban dans ses cheveux noirs.

– J'ai toujours entendu dire que le sucre, c'était mauvais pour les fées, dit-il en haussant les épaules.

Il y eut un petit silence, et la jeune fée releva vers eux un visage interloqué, la cuillère dans le bec.

– Je crois que Flocon était déjà corrompu à la base, nota Aello avec une petite grimace.

Dans leur dos, Elendil se servit un verre d'eau sans faire le moindre commentaire. Ses longues oreilles restaient pourtant à l'affut, épiant les conversations de ses camarades. Lequel d'entre eux avait été choisi par Mordigann pour le remplacer ?

Inari s'étira dans le canapé, élargissant les pans de son kimono qui avait déjà la fâcheuse tendance de n'être jamais suffisamment fermé. Le démon renard s'était fait de nouvelles mèches pour éclaircir sa chevelure sombre. Il était passé du vert fluo au bleu vif, après avoir longtemps hésité pour l'orange. Les autres s'étaient abstenus de tout commentaire, une fois encore.

– Vous connaissez le dicton... « Mange du sucré, ça adoucit ton lait ».

Laè, Aello et Driss fixèrent le kitsune d'un air profondément horrifié. Ce dernier en gloussa de satisfaction et interpréta leur silence comme une invitation à continuer ses insinuations grivoises. Il se pencha vers Flocon, battant des cils avec la bouche en cœur.

– D'ailleurs... susurra-t-il suavement, j'ai mangé énormément de sucre ces derniers temps...

Flocon le regarda en coin, la moue innocente. Puis donna un lent, très lent, et voluptueux coup de langue le long de sa cuillère en argent, avant de l'engloutir d'un seul coup entre ses lèvres, pour la suçoter longuement.

Inari, aussi émoustillé que ravi, voulu se pencher vers Flocon pour continuer sur sa lancée.

Ce dernier l'arrêta en brandissant entre eux sa coupe de glace. Vide.

Il dévisagea Inari avec de grands yeux plein d'innocence.

– Tu veux que j'aille te resservir, c'est ça ?

Flocon lui fit un lumineux sourire, et avec une grimace vaincue, Inari se leva pour aller lui chercher d'autres boules de glace, sous le regard désespéré des autres pensionnaires.

Elendil, lui, avait plissé les paupières pour observer de loin la jeune fée ingénue. C'était typiquement le genre de comportement qui lui plaisait. Ne jamais rien faire gratuitement, surtout si c'était sexuel. Toutefois, quelque chose l'interpellait à propos de Flocon.

Mordigann ne lui avait pas porté particulièrement d'attention, depuis son arrivée. Le patron avait même l'air de l'ignorer soigneusement.

Pourquoi ? Elendil savait bien qu'il testait lui-même chacun de ses pensionnaires et ne tardait jamais à les attirer dans son lit.

À bien y réfléchir, Elendil non plus n'avait jamais vraiment adressé la parole à Flocon. D'un autre côté, la fée était tout le temps fourré dans les pattes d'un autre pensionnaire, quand elle ne suivait pas Laè comme un petit poussin.

L'elfe ne détestait pas particulièrement Laè, mais Elendil était une diva, l'hôte numéro un, et il se devait de n'affecter que suffisance et mépris pour ses concurrents. Surtout envers le misérable petit selkie qui avait l'outrecuidance de lui voler les faveurs du patron.

Seulement, à présent, les choses avaient changé. Mordigann pouvait bien mettre qui il voulait dans son lit, ça ne le regardait plus. Dommage pour le patron ; cela aurait été une occasion en or pour s'approprier définitivement Laè, mais entre-temps, Purr ait plus ou moins investi le lit du Selkie.

Elendil quitta le salon d'un pas distrait, et remonta le long couloir où les portes identiques se succédaient. Au fond, tout au fond, la vieille porte branlante de l'entrée le fixait d'un air torve. Arrivée devant elle, Elendil hésita, avant de tourner la poignée pour sortir.

Le grand hall de marbre blanc était désert. L'elfe referma derrière lui la lourde porte entre les deux grands escaliers.

Il se laissa tomber en soupirant sur une petite banquette en velours grenat. Il n'avait pas envie d'attendre les clients au milieu des autres. Il avait toujours préféré aller au-devant des choses et provoquer les rencontres. Peut-être une séquelle de ses activités passées ? Le grand lustre se reflétait sur le carrelage poli et Elendil se perdit dans la contemplation des lumières qui se reflétaient devant ses pieds.

Attendre seul le client. Il avait passé sa vie à faire ça, et ça ne le dérangeait plus, surtout ici. C'était agréable, dans le cadre doré de cette maison, et il préférait la solitude à la compagnie de ses extravagants colocataires.

Le destin lui donna raison, car il n'attendit pas longtemps avant qu'un bruit de pas ne ricoche sur le carrelage de marbre. Affichant son plus beau sourire, Elendil se leva pour aller accueillir le jeune client qui venait de franchir la porte de la grande salle, introduit par les domestiques fantômes.

Faire des acrobaties sur le bureau de Mordigann n'avait pas qu'un intérêt pécuniaire. Il avait eu grâce à cela un accès presque illimité aux fiches des clients de la maison, quand il n'était pas resté le nez collé dessus pendant que Mordigann lui labourait les reins.

Il aurait bien tenté d'attirer le prince Adrian dans sa propre clientèle, mais l'entourage du jeune prince avait expressément demandé une fée, pour sa toute première visite. Toutefois, il était peut-être temps que leur jeune client fréquente un nouvel hôte.

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