Bianca

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Bianca ferma son dernier carton d'affaire

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Bianca ferma son dernier carton d'affaire. Elle se releva et regarda sa chambre autour d'elle. Tout était emballé, trié, rangé. Il n'y avait rien qui traînait. Pour la première fois, elle déménageait seule. Jusqu'ici, elle avait suivi sa mère avec qui elle vivait, et elle n'avait pas encore quitté le nid, restant auprès de ses sœurs et de sa génitrice. Mais ce jour-là, Bianca partait seule, et loin. Elle rejoignait son père en France. Elle n'avait pas peur du départ, ni de l'installation, ni de la France, mais elle redoutait la façon de vivre de son père. Il avait quitté sa femme, la mère de Bianca et ses sœurs, juste après la naissance des deux petites. Et depuis, il n'avait pas donné signe de vie, pas un mot, une lettre, rien. Il avait, semblait-il, disparu de la circulation... Pourtant, deux mois plus tôt, Bianca avait reçu une lettre de cet homme, lui annonçant qu'il avait rejoint la France depuis un an, et qu'il attendait de ses nouvelles. Bianca en avait parlé avec sa mère, avait tapé du pied, crié, fait des grèves de la faim, de la parole, de tendresse, jusqu'à ce que sa mère la laisse partir. La jeune espagnole n'y allait pas pour voir son père, mais pour une année d'étude à l'étranger.

Bianca, après un dernier regard à sa chambre, ferma la porte. Elle ne se chargerait pas des cartons, qui partiraient de leur côté, en camion. Elle, elle prenait l'avion. Dans trois heures. Il ne fallait pas qu'elle tarde. Elle entra dans le salon où sa famille l'attendait. Sa mère se leva, les yeux embués. Bianca la prit dans ses bras, la serra contre elle. Elle n'avait aucune envie de la quitter. Et pourtant, la France l'attendait. Ses sœurs, les jumelles Carla et Maria se tenaient la main, pleurant toutes les larmes de leurs corps. Bianca s'approcha d'elles, les prit dans ses bras grands ouverts. Elle chuchota dans leurs oreilles qu'elle leur écrirait une lettre par semaine, et qu'elles devraient faire de même. Et puis il y avait skype, et le téléphone. Les deux petites, reniflant et ravalant leurs larmes, hochèrent la tête. Bianca se redressa. Sa mère, qui venait d'avoir un accident, ne pouvait l'accompagner jusqu'à l'aéroport, mais celui-ci était à un quart d'heure à pied. Elle se dirigea donc seule vers la porte d'entrée, prit sa valise dans l'entrée, cria au revoir, et sortit.

Dehors, la rue était peuplée de gens allant ou revenant du travail, d'enfants jouant, de vieux se promenant... Bianca n'y fit pas attention. Elle marchait d'un bon pas, ne s'arrêtant pas. Elle arriva à l'aéroport deux heures et demie avant son avion. Elle se plia à tous les examens, passages, couloirs, vérifications nécessaires aux embarquements. Elle finit par monter dans l'avion, alluma son Ipod, et s'isola du monde. Elle choisit l'album du live de Manu Chao et Radio Bemba Soul Système. Elle tourna la tête vers le hublot, attendant l'envol de l'appareil. Elle ne versa pas une larme. Elle n'en avait plus versé depuis la disparition de son père. Ce jour-là, sa mère avait pleuré elle aussi, en comprenant. Et Bianca en avait conclu qu'il lui faudrait cesser de pleurer, pour consoler sa mère et ses deux sœurs. Elle avait promis, en secret et dans son cœur, qu'elle ne verserait plus une larme. Et elle avait tenu sa promesse. Pourtant, elle avait eu bien des occasion de pleurer. Elle avait failli craquer à deux reprises : la première fois, à l'âge de 15 ans, une voiture lui était rentrée dedans, elle s'était ouvert le front et la pommette. La seconde fois, elle s'était brûlée en se battant avec un garçon. Ils avaient 17 ans, ils en étaient venu aux mains. Elle avait gagné. Le soir, il était revenu avec des amis, ils l'avaient maintenue à terre, et il lui avait brûlé le cou avec son briquet. Les deux fois, elle n'avait pas hurlé, elle n'avait pas pleuré. Elle s'était enfermée derrière un mur incassable, et avait tenu le coup. Contre les garçons, elle avait même eu le courage et la force de cracher et de les regarder, un par un, avec le plus grand mépris possible dans les yeux. Ils l'avaient lâchée, et s'étaient enfuis.

Bianca sentait souvent les regards déraper sur la brûlure et les cicatrices, qui n'avaient jamais disparu. Elle avait conscience de ressembler à une criminelle, une délinquante. La deuxième option lui correspondait plus. Depuis toute petite, elle était violente et bagarreuse. Elle n'avait pas de vrais amis, parce qu'elle méprisait d'avance tous ses condisciples. Elle ne faisait jamais de bêtise à proprement parlé, mais elle cognait sur ceux qui la cherchaient, sans se poser une quelconque question. Elle était polie et bien élevée avec les adultes, mais elle détestait les enfants de son âge, quels qu'ils fussent. En grandissant, cela ne s'était pas amélioré. Elle s'était mise à provoquer des voyous en duel. Elle leur donnait rendez-vous le soir, dans une ruelle peu passante. Et ils se battaient. À force, Bianca avait développé sa propre technique de combat, un mélange de lutte, de boxe, d'art martial, et de carnage. Elle n'avait aucune pitié.

Seule sur son fauteuil d'avion, elle tenta d'imaginer ce qu'était devenu son père. Dans les lettres qu'ils avaient échangées, il avait dit qu'il tenait un café, qu'il avait gagné pas mal d'argent. Il avait joint une photo de lui. Il était plutôt bel homme, du haut de ses 45 ans. Il avait les mêmes yeux que sa fille : de grands yeux vert émeraude. Sa peau était moins halée que celle de son ex-femme. Bianca savait qu'il ne s'était pas remarié, lui non plus. Elle s'endormit à moitié, et somnola pendant tout le trajet. Elle entendit à peine la voix de l'hôtesse annoncer l'approche de la fin du voyage. La descente de l'avion finit par la réveiller. Elle sortit dans les premiers, récupéra sa valise et rejoignit le hall. Son père l'attendait avec une pancarte « ma fille ». Elle trouva ça ridicule, et hésita à reprendre un avion dans le sens inverse, direction l'Espagne. Elle n'en fit rien, et le rejoignit. Il l'embrassa comme s'ils s'étaient vus la veille. Elle faillit lui rappeler qu'il n'avait pas donné de nouvelles pendant 6 ans, qu'il l'avait abandonnée sans raison, mais, à nouveau, elle n'en fit rien.

Ils prirent un taxi et rentrèrent « chez eux ». Bianca n'apprécia pas son père. Elle le trouva pénible, comme s'il jouait un rôle. Le chauffeur les déposa devant un café bar, « chez fredo ». Bianca comprit qu'il s'agissait de celui de son paternel. Elle trouva l'enseigne et le nom pitoyable, mais comme elle n'avait rien d'autre à proposer, elle se tut, encore une fois. Ils entrèrent. L'intérieur du café était bien mieux que prévu. Joliment décoré, parfaitement chauffé, et sans doute convivial. Bianca dut s'avouer qu'elle y était bien.

« Ça te plaît ? demanda son père

- Oui, c'est pas mal... maugréa-t-elle. »

Elle tentait d'être la plus désagréable possible, afin de rappeler à celui qui l'avait fait naître qu'elle n'avait pas digéré son abandon, et qu'il était et resterait un traître dans son esprit. Il s'efforçait pourtant d'être agréable et sympathique. Il lui avait préparé une chambre. Très éclairée, simple, elle était extrêmement confortable. Bianca prit possession de l'espace instantanément. Elle installa les quelques affaires qu'elle avait emportées avec elle en attendant l'arrivée du reste.

Dans les semaines qui suivirent, Bianca se rendit à la fac où elle s'était inscrite, et le soir, elle travaillait avec son père au café-bar. Il lui fallut accepter, lentement, que son père n'était peut-être pas parfait, mais qu'il faisait tout pour l'être, et qu'il l'aimait. Elle aussi, discrètement, elle fit des efforts pour l'accepter comme il était. Ils finirent par s'entendre à peu près convenablement. Les jours passèrent, l'hiver s'endurcit, on alluma et augmenta les radiateurs, le chocolat chaud redevint à la mode... Bianca apprit à connaître les clients réguliers, rencontra des gens, ne se fit aucun ami, ni à la fac, ni au café. Pourtant, ce dernier était fréquenté par beaucoup de jeunes de son âge environ. Mais Bianca n'avait aucunement l'intention de se faire des amis, de toute façon.

Un dimanche, à l'approche de Noël, le café fut plein. Des jeunes de toutes origines se croisaient, sans jamais se voir. Bianca, assise sur un fauteuil de bar, les regarda, un à un, cherchant leurs éventuels points forts et faibles. Elle leur inventait des histoires, à chacun, sans imaginer un seul instant que cela puisse être vrai. Elle attrapa un morceau de papier blanc, et, lentement, avec application, elle s'amusa à écrire leurs histoires, à chacun. Quand elle eut fini, elle les enveloppa, les timbra, et se prépara à aller les poster. Elle hésita un instant, et décida de remettre ça au retour des courses de son père. Elle avait décidé de l'envoyer à ses petites sœurs. Pour l'instant, ni les unes ni l'autre n'avaient lâché l'affaire, et elles s'écrivaient bien une fois par semaine au moins.

Bianca n'aperçut pas le jeune homme encapuchonné qui buvait doucement dans un coin, derrière-elle. Elle ne prêta pas plus attention au couple qui se disputait à une table, ni à ceux qui étaient seuls... Déjà, son esprit et ses pensées étaient tournés vers Carla et Maria, les imaginant, sur le canapé, en train de rire en lisant la lettre qui arrivait...

The Game : Let's play for realWhere stories live. Discover now