Que faisons-nous, juste avant qu'il ne soit trop tard ? Sans doute, nous faisons nos adieux. Des pleurs, mais aussi de violents moments de joie forcée. Quand chaque sourire devient une blessure, nous regrettons tout et ne souhaitons plus rien. Pendant longtemps, Mythia imagina ainsi la chute de Lasiar.
Lorsque la terre commença à trembler, Samaël marchait de long en large en haut des murailles de Palati. Prisonnier des étages supérieurs à cause de la pandémie, il observait impuissant la détresse d'en bas. Vitalis rangeait son arme à la salle d'entraînement du Labyrinthe. Céleste terminait de coudre une de ses dernières créations. Artan lavait ses mains tachées de sang. Firaï vendait ses derniers fruits.
À Ratias, pour Thalia, le temps ralentit sa course. Elle leva les yeux au ciel et contempla la beauté des flocons qui tombaient en cette fin d'année. Les visages se figèrent. Les mains lâchèrent ce qu'elles tenaient. Le voleur qui comptait son argent l'abandonna, l'affamé cessa d'avoir faim et l'estropié ne ressentit plus la douleur.
Quand le temps reprit sa course, il rattrapa d'un coup ces secondes contemplatives.
Les Ratiasains s'agitèrent, crièrent, suffoquèrent dans la poussière. Paniqués, les uns piétinèrent les autres sans savoir s'ils tuaient leur père ou leur frère. Les frêles abris de bric et de broc tombèrent sur eux. D'autres coururent vers le deuxième étage. La porte d'entrée de Lasiar s'était fermée pour la première fois en mille quatre-vingt onze ans. Un tombeau s'ouvrait.
En une fraction de seconde, Thalia fut projetée à terre. Sous elle, les rats gigotaient, grouillaient, couinaient. Ça mordait, ça griffait, ça s'accrochait à ce que ça pouvait. Très vite, elle ne les distingua plus des hommes. Pas loin d'elle, un gamin la supplia de l'aider. Sa jambe avait été arrachée par le poids d'une structure effondrée. Thalia ne le secourut pas, elle n'eut même pas à hésiter. Elle se contenta de fuir avec les autres vers Aqualis.
Pendant que l'Ascension des rois se faisait piétiner par la foule, les Aqualiens apeurés formaient en hâte une barricade pour empêcher les pouilleux d'entrer. Les réfugiés s'amassaient en une vague prête à tout écraser sur son passage. Sur place, Firaï tenta de raisonner son niveau. Par désespoir, elle carbonisa ceux qu'elle pensa être les meneurs du massacre.
— Meurtriers ! Laissez-les entrer ! hurla-t-elle.
— Repartez ! criaient les Aqualiens. Sortez de l'autre côté !
— La porte est fermée ! beuglaient les autres.
La foule l'emportait. Furieuse, elle n'était qu'une voix sans oreilles. Un craquement déchira l'air ; les cœurs des Lasariens bondirent dans leur poitrine : le mur de kirta du premier niveau se fissurait. La terre gronda plus fort encore, à leur en faire perdre l'équilibre. Des marches de l'Ascension des rois, Firaï vit le sol s'ouvrir en plusieurs endroits. Les uns après les autres – gâtés, pourris, faux innocents, victimes pour toujours – tous tombèrent dans les entrailles des Enfers. Ça criait, ça gueulait, ça hurlait, ces miséreux qui ne pensaient pas atterrir plus bas.
Thalia voyait la porte d'Aqualis se rapprocher pendant que la foule avançait, constamment plus massive, autour de l'Ascension des rois. Cette voie seule eut l'ironie de résister à l'assaut.
Tout à coup, la mendiante se vit plonger dans l'ombre. Au-dessus d'elle, un gigantesque pan de muraille de Lasiar s'écroulait sur eux. Les yeux écarquillés, ses membres se refusèrent à faire un seul geste. Aliénés par leur soif de vie, les Ratiasains se jetèrent sur les Aqualiens, à la fois pour aller de l'avant et ne pas être écrasés par ceux de derrière. Le long du premier niveau, la muraille tombait, prête à rayer Ratias de la carte.

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La Mère des Cendres
Fantasy« Je t'aime, plus que le monde entier. » Lorsque sa sœur lui avait fait cet aveu, Hadès n'imaginait pas à quel point il serait douloureux pour lui. L'instant d'après, Mythia s'effondrait dans ses bras, le laissant à la merci d'un monde où toute vie...