Quand Hadès se réveilla, il gisait au cœur d'un immense champ de bataille. Une pluie de cendres tombait du ciel, seule bruissait la poussière soulevée par le vent. Le soleil, dissimulé par d'épais nuages, plongeait la pleine dans une pénombre oppressante. Hadès ne distinguait qu'à peine les formes des corps éparpillés autour de lui : des milliers de dieux, évanouis, jonchaient le sol.
Il toussa violemment pour dégager ses bronches, les yeux rouges et irrités. Lorsqu'il chercha à se relever, une atroce douleur le saisit : une gigantesque entaille fendait son buste de bas en haut. Le souffle court, il prit de grandes inspirations pour calmer ses tremblements. Rien ne lui revenait. Comment avait-il pu être blessé ?
Chancelant, il arpenta le champ de cendres, dans l'espoir de trouver quelqu'un d'autre conscient.
— Toi, murmura une voix douce.
Hadès pivota brusquement. À quelques enjambées, il découvrit une de ses sœurs. D'une pâleur cadavérique, empêtrée de cendres et de sang, il l'avait tout de suite reconnue à ses magnifiques yeux verts.
— Mythia ! accourut-il.
La déesse posa ses mains sur lui, s'assurant qu'il était bien vivant. Elle soupira de soulagement.
— Je ne t'aurais jamais blessé, se défendit-elle. J'ai manqué ma cible.
— Alors c'était toi, comprit Hadès.
— Je suis tellement heureuse de te voir en vie, dit-elle d'une voix tremblante. Je ne me serais jamais pardonnée le contraire.
— Il faut croire que j'ai la peau dure.
Elle rit de bon cœur, mais son sourire retomba vite. Elle attrapa une poignée de cendres au sol, qu'elle fit lentement glisser de ses mains.
— Tout ça, tout ce désastre, leva-t-elle les yeux au ciel, c'est ma faute, Hadès. Je déteste l'admettre, mais c'est vrai.
— Mythia...
— Ne m'appelle plus comme ça, l'interrompit-elle sèchement. Je suis un monstre, regarde autour de toi.
Le dieu observa à nouveau le monde qui l'entourait, où seule une pluie cendrée tombait du ciel, dans une obscurité quasi totale.
— À partir d'aujourd'hui, reprit-elle d'une voix amère, je suis celle qui donne vie aux cendres. Tout ce qui vivait dans ce monde est mort par ma main.
— Ce n'est qu'un champ de bataille, amoindrit-il.
Mythia trancha :
— Tu sais que non.
Elle s'approcha, et sa voix devint un murmure chargé de regrets :
— Les immortels se réveilleront dans quelques heures. Rien ni personne d'autre ne les suivra. Cette chose... Je l'ai toujours eue en moi.
Elle saisit sa main et glissa une bague à son doigt.
— Qu'est-ce que c'est ? recula-t-il. Tu me demandes...
— Idiot, marmonna Mythia, esquissant un sourire malgré elle.
Sa bonne humeur s'éteignit presque aussitôt, laissant la place à une expression plus grave. Ses mains fermes se posèrent sur les épaules de son frère. Elle devait s'assurer qu'il comprenait l'importance de ce qu'elle allait dire.
— Hadès, écoute-moi bien. Cet anneau, lui reprit-elle la main, c'est moi. J'y ai scellé mon âme et mon pouvoir. Ne les libère sous aucun prétexte, le serra-t-elle. Aucun !
Hadès fixa l'objet, tétanisé.
— Alors... qui es-tu ?
Mythia chancela, ses forces la quittaient.
— Un fragment de ce que j'étais, murmura-t-elle. En ce moment même, il s'étiole. Chaque seconde qui passe, mes souvenirs s'effacent, mes émotions s'éteignent. Je dois faire vite.
La déesse enlaça ses mains chaudes dans les siennes, les caressant du bout de son pouce.
— Accorde-moi une seconde chance, lui demanda-t-elle sans oser le regarder. Dans un instant, il ne restera rien de moi. Mon corps sera une coquille vide.
— Non, refusa-t-il.
— Ne crois jamais que c'est à cause de toi, insista-t-elle. Je dois apprendre à me pardonner. Pour ça, j'ai besoin de temps.
— On peut le faire ensemble ! s'emporta-t-il. Je peux t'aider.
La déesse secoua la tête, les larmes aux yeux.
— Je ne te ferai pas mes adieux, lui promit-elle, juste un au revoir. Le jour viendra où tu jugeras si je mérite une nouvelle vie. Ce jour-là, dépose un baiser sur le front d'un enfant. Alors seulement, je renaîtrai, et nous nous retrouverons.
— Non, protesta Hadès.
— Je n'ai jamais été honnête, confia la déesse. Je t'ai regardé de haut, je pensais être forte pour nous deux. Je me sentais coupable de ce que notre père t'a fait, je croyais juste t'aider à te reconstruire. Tout ça n'était qu'une façade. Depuis longtemps, je ne pouvais plus imaginer l'avenir sans toi.
Hadès ne répondit rien, pétrifié.
— Avant que je ne t'oublie, termina-t-elle, je dois te le dire. Je t'aime, plus que le monde entier.
Mythia attira Hadès vers elle. Sans crier gare, elle l'embrassa en pleurant. En même temps que la déesse appréciait leur premier et dernier baiser, le dernier écho de son âme se glissait lentement dans l'anneau.
Quand leur étreinte prit fin, Hadès soutenait un corps sans vie. Il écarta les cheveux de sa déesse pour mieux voir son visage.
— Réveille-toi, supplia-t-il.
Il l'embrassa à nouveau, sur les lèvres, sur le front, mais elle n'eut aucune réaction. Il lui tapota la joue, prit sa main et lui murmura des mots qu'elle seule comprenait. Le corps de Mythia restait chaud, il sentait encore son cœur battre, mais plus jamais elle ne rouvrirait les yeux.
Impuissant, Hadès lâcha sa sœur et s'effondra à genoux. Il hurla en serrant la terre sous ses mains.
— Pourquoi tu ne m'as pas laissé plus de temps ? sanglota-t-il. Moi aussi, j'aurais pu te le dire.
Hadès agrippa le corps inanimé de Mythia et respira son odeur. Par mégarde, il se coupa la main avec le bout d'une lance. Des gouttes de sang rouge vif perlèrent sur sa peau, le sang des mortels.
Il observa sa plaie, pétrifié. Son étonnement laissa progressivement la place à un rire nerveux et désespéré dont il ne put se défaire. Du bout des lèvres, il osa prononcer prononcer le constat qu'il peinait encore à accepter :
— Alors comme ça, tu m'as bel et bien tué.
Hadès ricana en pleurant, tordu de douleur en contractant les muscles endoloris de sa large cicatrice. Plus il se rendit compte de ce que signifiaient ces quelques gouttes de sang, plus il hurla à s'en faire mal.
Lorsqu'enfin les immortels se réveillèrent, ils retrouvèrent Hadès, le futur roi des Enfers. Agenouillé au milieu des cendres, il riait comme un fou à s'en briser l'âme.

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La Mère des Cendres
Fantasia« Je t'aime, plus que le monde entier. » Lorsque sa sœur lui avait fait cet aveu, Hadès n'imaginait pas à quel point il serait douloureux pour lui. L'instant d'après, Mythia s'effondrait dans ses bras, le laissant à la merci d'un monde où toute vie...