Alors que je quittais Farah, la drôle de sensation qui ne me lâche plus avait commencé à s'installer en moi. J'étais gênée par un sentiment nouveau. Comme un petit caillou dans la chaussure, cette gêne ne m'empêchait pas d'avancer. Je savais seulement que lorsque j'arrêterai de poser un pied après l'autre, il faudra que je m'occupe de le déloger. Pour l'heure, je continuais ma route sans me poser plus de questions.J'habite dans un quartier pavillonnaire dans la banlieue lyonnaise. J'ai passé toute mon enfance dans cette maison. Mon frère Salim nous avait quitté depuis son mariage. Pour les besoins de son nouvel emploi -et pour contenter sa femme- il était monté sur Paris. Il y avait déjà cinq mois que les deux s'en étaient allés et je n'avais toujours pas eu l'occasion de leur rendre visite. J'ai de bonnes relations avec mon frère, nous sommes les deux seuls enfants de nos parents. Il est mon aîné de quatre ans mais on pourrait tout aussi croire que quatre minutes seulement nous séparent. Aussi loin que je me souvienne, on s'est toujours très bien entendu. Aujourd'hui, bien plus insurmontable que la différence d'âge, ce sont les kilomètres qui nous éloignent. J'en avais voulu à Sonia, sa femme, de l'avoir incité à déménager. Je ne croyais pas que ça arriverait. Je n'avais pas vraiment d'opinion sur elle, elle se comportait bien avec mes parents et j'avais été sensible à quelques attentions qu'elle avait eues à mon égard. Je crois qu'elle voulait qu'on soit amie au départ, la pauvre. Finalement, nous ne somme pas amie parce que je la trouve très limitée. Et elle me trouve très prétentieuse. Mais au moins, parce qu'on veut toutes les deux le bonheur de mon frère, on réussit à maintenir des relations cordiales. Je réfléchissais à mon départ imminent pour Paris en rentrant à la maison. Le soleil avait terminé sa course depuis quelques minutes, je pressai le pas vers notre petit pavillon jaune, il fallait que je parle à ma mère avant qu'elle gagne sa chambre jusqu'au matin.
"-C'est moi! Y'a quelqu'un ?", criai-je en me débarrassant bruyamment de ma veste et de mon sac. Ma mère détestait que j'annonce mon retour à la maison de cette façon. Elle me reprochait de la faire sursauter. Madame s'était habituée à la quiétude de sa maisonnée. D'ailleurs, je m'étonne encore de la rapidité avec laquelle elle s'était faite au calme dans la maison. Elle me demandait de sonner avant d'utiliser mes clés et de rentrer dans ce qu'elle considérait apparemment comme sa tanière depuis le départ de Salim et aussi son départ à la retraite. Ma mère avait eu une longue carrière de nourrice. On avait accueilli dans notre famille au moins une trentaine d'enfants. Parfois pendant des années, parfois pendant quelques mois seulement. Aussi, jamais je n'ai connu la maison aussi calme et vide. Je me plaignais du manque de tranquillité à l'époque. Je suis devenue une habituée de la bibliothèque pour fuir le bruit des enfants à la maison lors des périodes d'examen surtout. Je ne savais pas que le mouvement pourrait me manquer un jour mais je pensais encore moins que ma mère s'y ferait si vite. Elle s'installait dans le salon, regardait la télé ou des recettes à essayer sur sa tablette. Elle recevait ses amies de temps en temps. Vers 19h, lorsque je rentrais, c'était le moment de son émission. Quand je m'annonçais avec gaillardise en passant le seuil de la porte, il y avait bien une seconde qui se passait pendant laquelle elle me détestait.
"-Continue de jouer avec le coeur de ta mère, vas y! J'ai beau te répéter que tu me fais peur en criant comme ça mais toi, tu t'en fiches! Vas manger, tout est prêt dans la cuisine. Et ne salit rien s'il te plaît, j'ai passé la journée à récurer vos saletés à ton père et toi!". A cet instant, vous vous dîtes peut-être qu'on a là une femme bien bougonne. A raison! ma mère est bougonne mais surtout, quand elle est prise dans son émission, elle n'attend de moi qu'une chose : c'est que je lui fasse de l'air. Ca m'amusait. Avec Salim, on jouait à la perturber quand elle était le plus absorbée en coupant le courant. Elle menaçait de nous déshériter, ça nous faisait bien rire. Ce soir pourtant, je venais pour lui faire part d'un sujet un peu sérieux. J'aurais pu attendre un autre moment et m'entretenir avec elle le lendemain mais j'étais pressée. Bizarrement pressée. Aussi, je me plantai devant elle et lui dis tranquillement :
-J'ai passé une bonne journée maman. J'espère qu'entre deux ou trois salissures imaginaires que papa ou moi avons imaginairement laissé dans ta maison, tu as aussi profité de ta journée." Je la vis sourire en coin et aussi rapidement chassé son amusement derrière sa façade habituelle de râleuse. Elle me fît pour toute réponse un signe de la main. Sûrement elle me disait d'évacuer.
"J'ai un devoir avec Farah. On travaille sur le maghreb t'sais. On va étudier le peuplement de la région."J'attendais une réaction pour continuer. Elle ne semblait pas vraiment m'écouter. J'eus droit à un insolent "c'est bien".
"On s'est dit qu'on allait faire des petites vidéos à projeter devant la classe et le prof avec des personnes qui nous diraient ce qu'elles croient savoir de la population du maghreb." Continuai-je à lui expliquer, elle avait alors senti que quelque chose là-dedans me tenait à coeur et pour cet intérêt de sa fille, elle s'écarta un instant de son émission. "Ce serait sympa si tu pouvais répondre à 2-3 questions. Comme tu es la plus belle et la plus drôle, je sais que la séquence avec toi va m'assurer un 20/20!". Elle leva les yeux au ciel et cherchait visiblement une façon de m'envoyer paître, mais gentiment.
"-J'ai rien à te dire sur le Maghreb, j'y connais rien! Tu devrais aller chercher des informations auprès des gens qui ont fait des études. Je vais pas te laisser me filmer pour dire des bêtises."
-C'est justement là que j'ai besoin de toi maman! Raconter la vraie histoire, c'est notre boulot à Farah et moi! Toi et les autres personnes vous allez seulement nous servir à évoquer les croyances populaires. En plus je suis sûre que tu connais vraiment des choses, fais pas la fausse modeste!" Flatter maman, toujours une bonne technique pour l'amener à dire oui.
-Je peux pas, regarde mes cheveux blancs. J'ai pas fait ma couleur." me dit-elle en renouant avec son écran, mine de rien. Avec cette excuse en carton, je savais que je finirai par avoir mes réponses. J'étais satisfaite, je l'embrassai en la remerciant de se montrer si coopérante et je m'en allai dîner. Je la laissai à ses préoccupations. Je ne sais pas si elle se doutait de l'importance de la conversation qu'on aurait plus tard. Moi, je me voyais m'engager dans une voie qui m'enthousiasmait.
Ma mère est née en Algérie en 1965. Elle est venue en France à l'âge de 15 ans. Elle a épousé mon père en 1987. Je connais brièvement son histoire. Parfois, elle fait des espèces de crises où elle déballe un morceau de son passé. J'ai longtemps eu l'impression d'en savoir assez sur elle et puis un jour, sans crier gare, elle nous sert un nouvel épisode de son histoire et nous envoie dans une réflexion profonde sur la dureté de la vie. Dans tous les cas, je ressens sa douleur et je ne pose donc pas de questions. J'ai été un moment obsédée par son passé et je voulais qu'elle me raconte tout mais très vite j'ai compris qu'il y avait dans cette partie d'elle des souvenirs qui la maltraitent. Alors, j'attends seulement qu'elle me serve de temps à autre une pièce de son histoire. Je ne me doutais pas que cette petite interview me servirait de pelle pour déterrer des vérités enfouies. Pas profondément, juste suffisamment pour que j'aie vécu les premières années de ma vie à l'écart d'une part de mon histoire à moi aussi.
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Voyage au bout de moi-même
Truyện NgắnCommencer à fouiller l'histoire de ma famille et de nos origines n'était pas dans mes projets. Après tout, on vivait en paix... Mais la paix ce n'est que quatre lettres pour un concept vite envolé si l'on commence à poser des questions, si l'on est...