A Paris comme les akènes du pissenlit - Partie 5

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Appeler mes parents à la rescousse était exclu. Leur colère contre Salim serait sans limite et après tout, j'ai menti en disant que je rentrais à Lyon. Il ne m'avait pas abandonné, c'est moi en fait qui ai voulu me défaire de lui. Appeler Salim et lui dire que finalement j'étais toujours sur place jusqu'à lundi était exclu aussi. Comment justifier mon bobard sans avouer que c'est parce que je suis bouleversée et déçue que j'ai menti sans réfléchir pour me débarrasser de lui ? Je me jetterais dans une longue conversation et je n'en avais pas la force. Pour l'heure en tout cas, j'avais le choix de ne pas faire de choix. J'ai repris mon tour parisien en me disant que d'ici le soir venu le destin arriverait avec sa solution.

Je me suis promenée sans but. Arrivée près des Berges de Seine, j'ai eu le sentiment de tourner en rond. Je me suis installée sur un banc. J'ai sorti de mon sac un bloc-note et un stylo et j'ai commencé à inscrire le cours des événements depuis mon arrivée à Paris. J'écrivais aussi tous les signaux que j'avais reçus sans les écouter qui m'annonçaient d'une façon ou d'une autre qu'il ne fallait pas que je vienne ici. J'écrivais ce que je pouvais faire, quelles étaient les pires options...

"-Je peux m'asseoir ici mademoiselle ?"

En relavant seulement les yeux j'ai vu une main tendue qui montrait la place près de moi sur le banc. J'ai poliment dit oui et ai déplacé mes affaires sur le sol.

"-Non non laisse! Ca ne me dérange pas." Le garçon s'est alors baissé pour rendre leur place à mon sac à dos et à ma veste en boule. Il prit soin aussi de plier d'un geste rapide et de déposer proprement  mon vêtement que j'avais chiffonné. Je me suis sentie honteuse d'un coup; je voulais dire quelque chose qui ferait comprendre que je suis soigneuse d'ordinaire moi aussi mais que si ma veste se retrouve dans cet état c'est que j'ai autre chose à penser que ma tenue, qu'il n'avait pas à se donner cette peine mais que finalement j'appréciais sa délicatesse quand même. J'ai dit : "merci". J'ai vu sa main se lever humblement en signe d'accord.

En reprenant mes exercices d'écriture, je me suis sentie gênée et confuse. Je n'y arrivais plus et j'avais pourtant tant à dire. J'ai eu envie de parler; pas forcément discuter de ce qui m'arrivait, je voulais échanger normalement, me souvenir qu'on pouvait rire et être surpris par un échange avec quelqu'un qui pense différemment. Pour l'heure, je me sentais  à l'étroit, coincée entre moi et mes pensées. J'avais de la compagnie inattendue à quelques centimètres; j'ai essayé discrètement de lever un regard en coin sur l'inconnu qui partageait mon banc. Comme je ne voyais rien qui me renseignait suffisamment sur lui, j'ai feinté de rechercher du regard quelque chose loin derrière nous et en ai profité pour l'analyser rapidement. Il était habillé sobrement, une chemise bleu pâle et un jean gris chiné. Il tenait à la main une veste de cuir noir qui avait sûrement quitté ses épaules en raison de la douceur du temps. Certainement maghrébin, il avait le teint clair mais les cheveux et la barbe très brunes. Il était installé sur le banc et n'y faisait rien. Il n'avait pas la posture des personnes qui en attendent d'autres, ni celles qui se reposent  après leur journée. Il n'avait pas l'air perdu non plus, ni triste ou préoccupé. Il était seulement assis, pensif. Je me suis sentie en confiance pour discuter mais je n'ai pas osé. J'ai réfléchi et imaginé des amorces de conversation mais entrer en contact avec un inconnu, finalement, c'est difficile. J'ai espéré quelques instants qu'il profite que je sois dévissée de mon carnet pour me dire un mot mais rien n'est venu. Puis moi aussi, je me suis occupée à ne rien faire. J'ai pensé que la situation était bizarre et qu'on devrait logiquement échanger au moins quelques banalités, et puis, de cette pensée, d'autres me sont venues et nous nous sommes retrouvés à ne partager à la fin qu'un banc et des pensées tumultueuses pour moi. Pour lui aussi peut-être.

Je ne sais pas quelle heure il était exactement quand j'ai arrêté de me promener au hasard pour m'asseoir. Trente minutes environ s'étaient écoulées avant que je reçoive de la compagnie. Mais je sais, puisque j'avais consulté l'heure, que nous sommes restés assis sur le même banc, le garçon et moi, à penser chacun de son côté, depuis maintenant plus d'une heure. Arrivé à ce stade, je ne pensais plus à discuter avec lui, j'avais recommencé à écrire. Je ne voulais pas me lever d'abord parce que l'air était doux et le soleil me réchauffait tranquillement. J'étais dans un spot vraiment agréable. Ensuite parce que toute l'activité aux alentours ne pénétrait jamais dans ma bulle de calme. Ou peut-être devrais-je dire dans notre bulle de calme ? C'était comme si l'on partageait un projet qui ne se disait pas. Deux personnes qui ne se connaissent pas, s'assoient au même endroit, sur le même banc et regardent les mêmes choses en respectant le même silence plusieurs heures se sont en fait dit plus que des mots. Plus que ne sont capables d'en dire les mots en fait parce que je savais que, d'une façon ou d'une autre, il vivait la même chose. Peut-être trouvait-il comme moi du réconfort et l'idée lui plaisait quand il pensait que personne n'avait prévu cet instant mais qu'il venait nous apaiser par surprise. J'étais sûre que l'on se taisait ensemble pour retenir ce fil invisible autour de nous, souffler un mot aurait entraîner ailleurs le fantasme de l'instant présent comme on disperse les akènes à plume du pissenlit.

Et puis, parce que ça devait arriver, l'un de nous a soufflé. Le ciel se teintait de couleurs oranges, doucement rouges et roses. Le temps avait tourné. L'après-midi avait passé et la soirée s'installait. Des groupes de jeunes personnes avaient rejoint les Berges et ne respectaient plus l'entente tacite de tranquillité des lieux. Et, alors que j'attendais un pincement sec au coeur quand il faudrait dire au revoir à la délicatesse du moment qui avait semble-t-il assez duré, il a dit :

"- Peut-être que tu voudrais aller dîner ?... Maintenant ?

J'ai souri et fait oui de la tête. Je ne subissais pas le pincement attendu, je ne voyais pas non plus s'éloigner la quiétude. L'instant se prolongeait et j'étais ravie. Nous nous sommes mis à marcher et alors que je voulais en savoir un peu sur lui j'ai dit :

"Je m'appelle Hizia"

"Et moi Anis"

Voyage au bout de moi-mêmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant