Après que nos plats nous aient été servis, Anis et moi avons mangé en silence. J'aurais dû manger avec plus d'appétit, d'autant que mon plat était délicieux, mais j'étais trop préoccupée. A chaque instant je me croyais devenir folle. Alors que je ne savais pas où je passerai la nuit, je mangeais sans appétit de la purée de betterave; alors que j'aurais dû appeler mon frère à la rescousse, je discutais avec un inconnu; alors que j'aurais pu être étranglée par l'angoisse, je réussissais à apprécier ma soirée. Mon ventre se contorsionnait pour me demander de paniquer, au moins un peu! Mais je lui offrais un succédané au stress : le sentiment d'être avec une personne qui ne me laisserait pas tomber.
"Tu habites sur Paris ?" m'a-t-il demandé alors que j'étais silencieuse depuis trop longtemps.
Je redoutais qu'il me prenne définitivement pour un cas social si je lui racontais que j'étais sans-le-sou dans une ville inconnue parce que trop fière pour revenir vers un frère bien-aimé aux bras - hélas!- d'une vipère. J'avais honte d'être dans cette situation et je ne voulais pas ressentir cette émotion. C'était injuste! A chaque seconde je me demandais si j'étais bien celle qui vivait une telle histoire. Puis, parce que je ne voulais pas montré plus de mon désarroi et qu'en retardant ma réponse j'ouvrais une fenêtre sur mes tribulations intérieures, je me suis lancée dans le récit de cette histoire hors de mon contrôle.
"J'habite à Lyon et mon frère a déménagé après son mariage sur Paris. Je suis montée le voir pour ce week-end. Mais bon... je voulais lui faire la surprise de ma venue mais il ne pouvait pas me recevoir apparemment... Alors..." j'hésitais sur la suite à donner. Je guettais sa réaction pour doser quelle mesure de ma colère et de ma détresse je pouvais montrer. Si au départ il s'attendait à l'histoire banale d'une provinciale en villégiature à Paris il voyait maintenant ce qui m'avait amené à la solitude sur le banc où nous nous sommes rencontrés. Ses traits sont devenus plus sévères et j'ai rougi en réalisant subitement qu'il était maintenant dans la confidence. Dans ma tête se jouait la bataille pour décider si je n'aurais pas mieux fait de ne rien dire mais il attendait la suite alors j'ai continué, pressée de ne plus rien avoir à cacher :
"Alors je me retrouve ici jusqu'à lundi matin, seule. Je ne veux pas lui demander de m'héberger de force ni faire appel à lui pour quoi que ce soit. Je ne veux pas prévenir mes parents pour ne pas faire grossir cette affaire. L'ennui c'est que je ne m'attendais pas à ça donc je n'ai pas assuré mes arrières...". Je ne voulais pas en dire plus alors, comme si je n'étais pas au milieu d'une idée, j'ai arrêté de parler. Anis n'avait apparemment pas besoin d'en entendre davantage. Pour toute réponse, il a soufflé longuement en ramenant ses bras croisés au niveau du torse. J'eus la désagréable impression d'attendre un jugement pendant un moment mais quand son regard a rejoint ensuite le mien il avait l'air sincèrement désolé, et écoeuré aussi. J'ai soufflé à mon tour. Je voulais qu'il croit à un soupir désemparé mais je soufflais de soulagement. Il savait ma situation. Tant que j'étais avec lui, je n'étais plus seule et c'était rassurant.
"Bon... Tu te retrouves dans de beaux draps! Est-ce que tu sais déjà où loger pour ce soir et demain ? " Je fis non de la tête. J'étais prête à mentir de nouveau en m'inventant un membre de la famille, une amie ou que sais-je encore qui m'aurait permis de ne pas être la personne sans abris que j'étais. A cet instant, je me souviens avoir ressenti une forte étreinte de vide en moi. J'étais seule et sans savoir où aller et je ne pouvais pas compter sur celui qui avait toute ma confiance, mon frère. J'avais envie de me cacher de la vue du monde et d'attendre que tout ce cauchemar finisse. J'ai senti le vide me serrer encore plus fort et voilà que je paniquais. Ma gorge s'est nouée alors que je voulais dire que tout allait bien à Anis qui se rapprochait déjà pour me consoler. J'ai pleuré longuement.
"Rassure-toi, on t'a fait un mauvais coup, ça arrive parfois. Dans deux jours tu en riras, t'en fais pas." Il avait rapproché sa chaise et me regardait au travers de mes doigts qui cachaient mon visage en larmes. Je saisissais les mouchoirs qu'il me tendait en me détestant de ne pas réussir à arrêter ce flot lacrymal. Et cette torsion dans mon estomac qui ne se dénouait pas. Il m'aurait fallu du calme pour me reconstruire un peu de force mais dans ma tête mes pensées me dévoraient.
Anis s'est excusé un instant, alors qu'il disparaissait de mon champ de vision, je me suis précipitée pour réunir les lambeaux de ma positivité habituelle. Je pensai à cet instant qu'être positif ne veut rien dire, on peut essayer de l'être parfois mais sourire toujours n'est pas possible. J'avais été préservée jusqu'à ce jour et maintenant je vivais le genre d'événements qui ne laissent pas d'autres issues que de pleurer et désespérer. Quel sens positif donner à ce week-end ? Je détruisais peu à peu ma tristesse et les débris qui en restaient se changeaient en colère. Quand Anis reviendrait je lui montrerai une face recomposée et m'excuserai d'avoir craqué. Je réunissais mes affaires autour de moi pour quitter les lieux quand il revenait, accompagné d'une jeune fille. En la voyant, une émotion nouvelle est venue alourdir mon état déjà chaotique.
"Hizia, je te présente ma grande soeur Iman. Elle vit dans l'un des appartements à l'étage. Tant que tu es sur Paris tu es la bienvenue chez elle." Il souriait tranquillement et cette vison m'apaisa presque complètement. Iman s'est rapprochée de moi pour me faire la bise.
"Ce n'est pas bien grand mais tu seras à l'aise. Le matin, tu seras réveillée par les odeurs de croissants au beurre du service de petits-déjeuners, c'est le seul défaut." a-t-elle dit dans un regard entendu avec son frère.
"Je peux facilement imaginer pire comme défaut... Merci sincèrement pour l'offre, je ne veux vraiment pas déranger..."
"hay bdat tssamat, edilha sak'ha l foka w t'halay fiha"* Les deux ont ri sans que je comprenne exactement de quoi il était question. Et sans que je n'oppose de résistance je me suis laissée conduire dans l'appartement d'Iman.
*Olala elle commence à m'enquiquiner! Ramène son sac en haut et fais attention à elle!
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Voyage au bout de moi-même
Short StoryCommencer à fouiller l'histoire de ma famille et de nos origines n'était pas dans mes projets. Après tout, on vivait en paix... Mais la paix ce n'est que quatre lettres pour un concept vite envolé si l'on commence à poser des questions, si l'on est...