- A Paris partie 7

99 12 0
                                    


Anis était calme. Je veux dire, il ne l'était pas spécifiquement pendant les quelques instants qu'on avait partagés ce jour-là. Il était calme par nature. Je l'ai compris rapidement. Chaque parole qu'il m'avait adressée, chaque geste qui avait agité son corps me donnaient l'impression d'avoir été mesurés. A la fin, se dégageait de lui une grâce exceptionnelle. Sur le moment, j'étais étonnée d'être si bien et à l'aise avec un inconnu, a fortiori au regard de l'angoisse que générait quelques instants plus tôt ma situation. J'ai compris plus tard ce sentiment que me procure sa présence aujourd'hui encore. Quand il arrive quelque part, il porte son regard partout et analyse l'endroit. Il adapte ensuite son comportement. Il m'a dit une fois qu'il fallait "toujours voir loin". Personnellement, je fonctionne autrement. Je vis les moments qui se présentent et je ne déploie mon attention que rarement, quand je me sens en danger par exemple. Anis est par nature précautionneux, attentif et visionnaire. Sa mesure en toute chose, son regard infini et infatigable me disaient qu'en sa compagnie tout était sous contrôle. C'est ce qui explique que dès ce soir-là, je lui ai donné sans mal toute ma confiance. 


Un serveur nous a apporté la carte. C'était une espèce de tableau noir qui proposait un menu étonnamment peu fourni : trois entrées, deux plats et deux desserts. Le serveur nous a expliqué que chaque plat était cuisiné complètement sur place avec des produits sélectionnés rigoureusement. Il avait dit "on vous propose deux plats mais les saveurs vont être multiples dans chacun d'eux". J'avais souri, amusée par tant d'entrain, j'ai choisi une purée froide de betterave rouge qui était accompagné d'un poisson dont j'ai oublié le nom. J'ai pris le plat à la carte en pensant que mes pauvres sous ne tiendraient pas le choc d'une entrée et d'un dessert autour. Quand je me suis retournée vers Anis il consultait son téléphone et ne sentait pas le regard du serveur dans l'attente de sa commande, ni le mien. Puis, en écartant son téléphone, il m'a jeté un regard souriant et, comprenant qu'il était temps de décider, il s'est tourné en toute hâte vers le tableau, a plissé les yeux en quête d'un plat qui l'attirait. Un rapide parcours de la carte l'a conduit à lâcher au serveur  : "Mmh... Djibelna hadja chebba wekhlass!" Je savais que c'était de l'arabe, j'avais appris à reconnaître la langue sans la comprendre à force de fréquenter amis et voisins qui le parlaient. J'ai laissé voir ma surprise pour amorcer la conversion. Le serveur a fait un clin d'oeil entendu et s'en est allé dans un geste très soigné. Je me disais que le service était vraiment réussi à cette adresse quand Anis a commencé son explication. J'ai déporté ma complète attention vers lui, j'avais hâte de l'entendre enfin me parler : 

"Je ne sais pas si tu comprends l'arabe ?..."

J'ai fait non de la tête, il a acquiescé et continué. "Je suis originaire d'Algérie, je vis à Paris depuis cinq ans. Je suis venue étudié et j'ai été diplômé l'an passé. Cet endroit est tenu par des membres de ma famille, dit-il en désignant de la tête les murs qui nous couvraient,  j'y passe souvent; ça me rappelle le pays..." Il a haussé les épaules et souri amicalement.

Maintenant que je l'entendais s'exprimer dans des paroles plus longues qu'un mot, je notais pour la première fois son accent. Son français n'était pas teinté comme les immigrés que j'avais un jour croisé dans les marchés, boucheries etc à Villeurbanne notamment mais l'accent se notait clairement quand même. La nouvelle qu'il était algérien -et qu'il venait carrément de là-bas!- m'a laissé rêveuse. D'une part, une forme d'excitation s'est installée en moi parce qu'il m'était donné pour la première de discuter avec un Algérien qui connaît la vie en Algérie. C'est le cas de ma mère, certes, mais elle n'en parle pas et c'est aussi ça qui a construit ma fascination pour ce thème.  Il a sûrement vu mes yeux briller à cette pensée sans savoir l'interpréter. D'autre part, cette gêne qui me guette chaque fois que l'Algérie revient sur le tapis n'a fait qu'une bouchée de moi, et je me suis aussitôt éteinte. Je sais qu'il a aussi remarqué mon regard virer de bord. Et cette fois la gêne m'a englouti avec plus d'intensité parce que face à moi était une personne qui venait de là-bas et qui peut-être me jugerait encore plus sévèrement que les Algériens en France pour ne pas connaître cette terre de mes origines. Un blanc s'était installé alors que j'essayais de présager la suite de la conversation, il en a paru gêné. Puisque je ne trouvais rien de convaincant à dire, il a enchaîné : 

"Tu connais un peu l'Algérie ?" En se redressant sur sa colonne vertébrale alors qu'il ne faisait qu'attendre une suite de discussion,  il m'a pourtant donné l'impression de s'emparer du peu d'oxygène qu'il me restait. J'étais si fatiguée, si éprouvée émotionnellement. Je n'avais pas envie de tourner mes phrases avec tact ni de les enrober de tranquillité comme je m'y attache toujours. J'avais envie de lui montrer que je suis intéressante. J'avais envie de ne plus être contrariée par rien aujourd'hui et j'avais justement l'impression que notre rencontre inattendue allait m'apporter l'instant d'évasion qu'il me fallait. Je redoutais qu'encore tout tourne au vinaigre pour moi. 

"Non, je ne connais pas du tout. Mes parents sont algériens mais ils n'en parlent pas. Enfin, c'est pire que ça. Ma mère refuse complètement de parler de son enfance en Algérie et depuis qu'il a épousé ma mère, mon père ne descend plus du tout là-bas. "

A ma grande surprise Anis a éclaté d'un rire franc. J'ai voulu l'accompagner, saisissant l'occasion de désamorçer la bombe émotionnelle sur laquelle j'étais assise. Je ne réussissais pas à rire sincèrement. 

"Tu ne rates pas grand chose Hizia. C'est un pays fait de profiteurs en haut et de gens sans espoir en bas. Y'a des gens bien, des gens moins bien, comme partout. Y'a du potentiel à tous les étages et beaucoup de gâchis surtout. Enfin bon, je comprends tes parents s'ils ne veulent pas y retourner..." 

J'ai compris immédiatement qu'une réalité lourde couvrait cette parole.  Il avait parlé dans un élan du coeur et je voyais sa bonne humeur si soudaine se ternir peu à peu pour finir en de la colère franche. Son poing s'était serré autour de la serviette qu'il tenait. J'en étais sûre, je n'étais pas la seule tourmentée ce soir. 






Voyage au bout de moi-mêmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant