Chapitre 12 - Foyer, doux foyer

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Aujourd'hui dimanche, je vais comme convenu déjeuner chez ma mère. Je passe tout mon voyage en TLS, Train en Lévitation Sous-terrain, le nez collé sur mon portable, guettant avec inquiétude les mouvements de mes troupes qui ne sont pas en position de force. L'application de surveillance pour les stratèges a enfin évolué mais je crois que cela m'angoisse plus qu'autre chose. Même ma sœur se moque de moi quand elle me demande par message où j'en suis et que je lui commente le combat en cours plutôt que de lui donner l'horaire d'arrivée de mon train. Finalement, j'arrive à la gare de Giverny. Dès l'arrêt du train dans le tunnel aux néons orangés je vois ma génitrice qui m'attend de pied ferme. A peine, ai-je passé la porte qu'elle se précipite vers moi pour me serrer dans ses bras. Enfin, c'est plutôt moi qui entoure de mes grands bras ma menue maman.
« Mon petit 'Naël... me murmure-t-elle à l'oreille. Tu m'as tellement manqué. On te voit de moins en moins souvent, déplore-t-elle. »
Puis, comme elle ne perd pas le nord, elle enchaîne directement sur un interrogatoire complet sur Océane : notre rencontre, sa taille, son âge, ses cheveux, tout y passe ! Je la lui décris alors comme une jeune femme de deux ans mon aînée à la peau noire et aux yeux azurs. J'évoque aussi sa taille légèrement plus petite que la mienne et ses formes avantageuses. Pour finir, je lui parle de son lien de parenté avec mon voisin Martin et de son métier de technicienne de forge. Après avoir joué à l'inspecteur pendant tout le trajet à pied jusque chez nous, ma mère me donne sa bénédiction ! Dire que nous ne sommes même pas en couple et qu'elle cherche déjà à nous marier...

Nous arrivons finalement à la maison, un petit bâtiment plutôt carré aux murs jaune pâle. Dès le perron passé, je retrouve Aélis, ma sœur, qui me taquine à propos d'une mystérieuse conquête. Je comprends vite qu'elle a eu vent de mon alibi pour éviter le repas de la semaine précédente et j'en suis un peu vexée. Pourtant, j'ai l'agréable surprise de retrouver Gabriel et sa famille, invités pour l'occasion. Je savoure l'accolade virile et affectueuse, presque paternelle, de mon oncle. Une discussion animée commence alors autour de mon nouveau grade.
« Alors comme ça on oublie de prévenir son vieil oncle qu'on est en train de sérieusement réussir sa vie d'adulte ? me reproche gentiment Gabriel. »
J'aimerais lui dire que j'ai été très occupé mais je n'ai pas envie de m'inventer des activités chronophages pour camoufler le Zéphyr. J'invoque donc plutôt le stress qui ma fait oublier ce détail. Puis, la discussion dérive vers les études d'Aélis et j'apprends avec fierté que ses résultats en biologie se sont encore améliorés. Alors que ma mère s'est longtemps inquiétée pour mon avenir, la carrière de médecin de ma sœur est toute tracée. Heureusement en un sens car après avoir bataillé avec son aîné pendant des années, je ne suis pas sûre que la pauvre Louise aurait eu le courage de pousser sa benjamine. Même si mon oncle l'a toujours soutenue, il n'a jamais remplacé mon père, encore moins dans son cœur. Je sais que parfois, élever seule ses deux enfants lui a paru très lourd.

Après avoir raconté la vie de tous les enfants de la famille pour comparer telle ou telle éducation ou telle ou telle bêtise, nous passons à table, tous serrés dans la petite cuisine démodée. Le repas se déroule dans une ambiance familiale très reposante et je souris à multiples reprises devant les caprices de la petite Roxanne. Cette enfant est futée et sa mère un peu laxiste : ma pauvre tante va se faire mener par le bout du nez. Déjà aujourd'hui elle a réussi à la faire céder trois fois pour un autre verre de jus d'orange. Cet apport de vitamine n'aidant pas, la fillette est maintenant tout excitée et plus intenable encore. Heureusement, son père finit par se lever et l'interpelle en criant un bon coup. La petite ne s'y attendait pas et suspend son geste avant d'attraper un énième biscuit apéritif malgré les protestations de ma tante. Ses yeux commencent à s'embuer, ses lèvres à trembler, mais Gabriel reste ferme et elle ne peut que bouder.

Cela m'a fait du bien de retrouver une vie normale l'espace d'une journée. J'en ai presque oublié mes tourments et le Zéphyr, me contentant d'apprécier le moment présent. Même Hugo est passé dans l'après-midi pour embellir plus encore ce dimanche et goûter les biscuits au soja de ma tante. Le jeune homme est un habitué de la maison et le fait qu'il s'invite à un repas de famille n'est pas étonnant. Il l'a souvent fait quand nous étions enfants pour fuir la violence de ses parents et ma maman, fidèle à elle-même, l'a quasiment adopté. Cela ne lui a pas évité les cinq ans de thérapie psychiatrique qu'il a subis lorsqu'il a enfin parlé de ce qui se passait chez lui mais nul doute que sans cet amour, il ne serait pas devenu l'homme épanoui qu'il est aujourd'hui. D'ailleurs, il vient justement nous parler du contrat de vente qu'il a négocié hier avec le propriétaire du garage de Giverny. Il est tout aussi congratulé que moi et je suis heureux de constater encore une fois qu'il reçoit la reconnaissance de quelqu'un malgré son enfance des plus difficiles. J'imagine un instant tout lui raconter sur le Zéphyr car je sens qu'il a le potentiel de remettre en cause ce qu'il sait et surtout, de me croire. Cependant, je décide d'attendre que nos preuves s'étoffent pour être sûr de le convaincre et ne pas lui paraître irresponsable. Une fois cette idée chassée, je discute avec mon meilleur ami comme si tout était normal. Je sais qu'il aura noté une différence dans mon comportement mais qu'il attendra que je lui en parle. Il ne me forcera pas. Finalement, nous préférons discuter de l'acquisition de son garage et des aménagements qu'il pourrait y faire. Nous dessinons sur une feuille des murs impossibles à construire et décidons ensemble d'abattre des cloisons entières. Nous sommes conscients que la plupart de nos plans rendraient fous les architectes mais nous nous amusons et c'est encore l'essentiel.

Avec tout cela, rien ne peux me détourner de mon instant de bonheur, pas même la mort de cinq de mes soldats. Le soir, j'ai le cœur serré de devoir repartir mais c'est avec l'esprit léger que je rejoins mon appartement, même si je sais que je vais le trouver bien vide. Je croise alors Alex dans les escaliers et celui-ci conclut ma journée en apothéose en m'annonçant qu'il va voir un groupe d'enfants à l'orphelinat avec Martin la semaine prochaine. Encore surpris de la rapidité des démarches, je le félicite et lui demande de transmettre mon enthousiasme à son compagnon qui doit être légèrement angoissé de devenir père aussi vite. Il me remercie, visiblement ému et tout aussi troublé que Martin à cette idée. Finalement, quelques marches plus tard, je retrouve mes boules de poils. Installé sur mon lit, je câline ce doux trio distraitement en lisant un livre de fantasy : l'extase.

Quand je m'endors ce soir-là, rien ne peut troubler mon sommeil.

Genève 8 [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant