Chapitre 30 - Hommage

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En une nuit, la nouvelle de la mort d'une gradée, de son enfant et d'une prisonnière a fait le tour du pays. Les Etats-Unis ont même relégué l'information pour prouver qu'ils ne sont pas seuls à encore avoir quelques armes à feu qui traînent. En rappelant nos deux génocides dans les laboratoires, ils insinuent même que notre présidente tente d'étouffer l'affaire pour préserver l'honneur de la France. Devant les proportions que prend notre crime, je commence à craindre les représailles. Une chose est sûre : Emilie n'a pas parlé. Cela ne veut pas dire que nous sommes hors de danger.

C'est donc la boule au ventre que je prends le bus ce matin. Je suis parti en avance hier pour préparer notre mission et je le regrette. Je vendrais volontiers mon âme au diable pour que personne ne fasse le lien ! Même si la transaction est déjà bien entamée...

« Bonjour Enaël ! me salue la lieutenande Ropartz.
— Bonjour Noëlle !
— Ça va ? Tu es drôlement pâle !
— Oh ! Euh... J'ai fait une insomnie et du coup j'ai suivi l'affaire Partseck pendant toute la nuit. Cette barbarie, ça m'a tout retourné. »
Dire que je n'ai même pas besoin de mentir pour m'en sortir. Je me suis encore une fois inquiété pour rien.
« Ah oui ! J'ai vu ça ce matin à la télé... C'est affreux...
— Une femme enceinte en plus, intervient le lieutenant Delestrade en s'installant. Ces assassins n'ont ni honneur, ni pitié ! »
Je ne bronche même pas face à l'insulte. Nous ne savions pas mais cela ne change rien aux faits. Nous avons tué un nourrisson. Et puis, le savoir nous aurait-il arrêtés ? J'ai envie de répondre que oui, mais je n'en suis pas si sûr.

« Tous les stratèges des étages un à trois sont convoqués la salle de réunion numéro trois. Ceux des étages quatre à huit sont attendus dans la numéro deux. »
Ce genre d'annonce au micro est rare. Je ne l'ai entendu que trois fois dont deux suivaient nos infiltrations. La troisième était le lendemain de la mort d'un policier éventré au couteau à Marseille. Devinant facilement l'objet de cet appel, je ne m'y rends qu'à contrecœur. Nous allons vivre une minute de silence pendant que des photos du corps seront projetées. Plus que le respect, cette cérémonie est censée nous insuffler la peur. Celle qui chassera à tout jamais la violence du cœur des hommes. Malgré tous les efforts du gouvernement, ce n'est pas demain la veille que l'être humain sera pacifique. Pourtant, nous nous plions aux règles et restons silencieux. Cette fois-ci n'échappera pas à la règle.

Escorté par les lieutenants de ma compagnie et le capitaine Chevalier, je descends à l'étage numéro six. Quand nous entrons, la salle est déjà presque pleine d'hommes et de femmes au visage fermé. Aucun ne connaissait Julie Partseck mais tous sont en deuil. Sur le grand écran collé au mur, une heure est affichée. C'est celle à laquelle mon supplice commencera. Le silence militaire qui règne sur nous est pesant. Je ne cesse de penser que je vais finir par hurler et me dénoncer. J'ai beau savoir que je ne le ferai pas, perdre le contrôle de moi-même me terrifie.

A ma grande surprise, quand l'horloge affiche neuf heures dix, le visage sévère de madame Godefroy se présente à nous.
« Messieurs, mesdames, cette nuit notre pays a une fois de plus replongé dans les heures les plus sombres de son histoire. »
La voix forte de notre Présidente me fait frémir. J'ai l'impression qu'elle peut lire dans mon âme à travers l'écran.
« La lieutenande-colonelle Julie Partseck, chargée d'information classées Très Secret Défense, a été assassinée hier dans le quinzième arrondissement. Faisant honneur à son grade et à notre nation, elle n'a, à notre connaissance, transmis aucun renseignement à ses agresseurs. »
Je n'arrive pas à déterminer si elle ment ou si elle se voile la face. J'opterais volontiers pour la seconde option même si c'est en réalité un pari beaucoup trop optimiste.

« Plus qu'une militaire, Julie Partseck était une femme. Mariée à Maxime Partseck, elle avait deux enfants de deux et six ans et était enceinte d'un petit garçon. Maurice aurait dû naître en février. Il ne verra jamais la lumière du jour à cause de la cruauté de deux meurtriers. Pour montrer notre affliction face à ce drame, les drapeaux seront en berne pendant deux jours consécutifs.

» Venons-en maintenant aux faits. Les deux hommes ont attaqué madame Partseck alors qu'elle rentrait chez elle. Après l'avoir prise en embuscade dans le parking souterrain où elle se garait tous les jours, ils l'ont abattue d'une balle dans le crâne. Les caméras ayant été trafiquées, il est impossible de connaître les coupables de ce crime ignoble.

» Cependant, les preuves pointent toutes vers une même conclusion : les auteurs des meurtres du onze mai et du vingt-trois juin seraient liés à cette affaire. La suspecte arrêtée sur les lieux lors de leur dernière intervention est malheureusement décédée cette nuit sans nous en donner confirmation.

» Face à ces horreurs et à l'utilisation d'armes à feu, le gouvernement n'a d'autre choix que de proposer dès le mois prochain la réhabilitation de la Loi de deux mille vingt-deux autorisant les perquisitions et les fouilles au corps sans mandat. Le texte de cette loi annonçait sa propre abolition dès qu'il serait déclaré que les armes à feu auraient disparu mais cette situation d'urgence nous force à revoir cette position.

» L'Hexagone Balard et les lieux de vie des gradés les plus susceptibles d'être la cible de ces terroristes verront aussi leur protection renforcée dès aujourd'hui.

» Nous allons maintenant respecter une minute de silence nationale. Après cela, nous chanterons le Canon de la Paix. »

Après ce discours solennel, on entendrait une mouche voler. Personne ne chuchote ou ne tousse. L'instant est trop important. Pendant que nous nous mettons au garde à vous pour faire honneur à celle qui s'est sacrifiée, l'écran nous montre les drapeaux de l'Elysée que l'on couche. Viennent ensuite les fameuses photos de l'héroïne, les mains symboliquement posées sur son ventre. La tête haute, je me prépare à chanter.

La minute s'est écoulée et les premières percussions résonnent. Les voix les plus basses entonnent alors les premières notes. Les yeux fermés, je cherche dans la musique ce qui me fait vibrer. J'aimerais sentir mon cœur battre en harmonie avec eux mais l'unité est brisée. J'ai trahi mon rôle. Quand vient mon tour, les mots restent coincés dans ma gorge. Mon filet de voix est faux et ne se fond pas avec les autres.
« La paix sera notre combat, clament mes camarades. »
Mais ce n'est pas le mien. J'aimerais pouvoir croire que je ne l'ai pas tuée, que je ne suis qu'un homme parmi tant d'autres. Mais c'est trop tard. Il n'y a pas de retour en arrière.

Alors, si nous ne pouvons pas revenir dans la lumière, nous devons agir avant qu'ils nous retrouvent.

Genève 8 [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant