Genève 8 [TERMINÉ]

Chapitre 19 - Chloé

Alors que ma soirée avec Océane se passait à merveille, la conversation a dévié sur le Zéphyr puis sur notre prochaine mission. La jeune femme m'a alors confié que celle-ci serait sûrement un peu plus dangereuse et j'ai ressenti le besoin de connaître avec précision les risques auxquels nous nous exposons. La question est sortie toute seule :

« Qu'est-il arrivé à Chloé ? »

Face à mon interrogation pour le moins abrupte, la jolie vendéenne s'est tue. Elle semble hésiter à me répondre. J'ai peur d'avoir gâché ce moment de complicité mais je n'ai pas le temps de me rétracter car elle prend la parole. Sa voix est basse, presque éteinte :

« Comme tu le sais déjà, elle est en prison. Mais... Comme elle est considérée comme traîtresse à la nation, elle n'est pas avec les criminels lambdas. Elle est complètement isolée, sans possibilité de sortie, même dans la cour de la prison. La peine pour ce genre d'infraction ne respecte pas la loi tu sais. Dès que c'est classé secret défense, les médias, même s'ils savent, n'ont aucun droit de diffuser l'information sous peine de subir la même condamnation. L'État en profite largement. Eugène dit qu'avant la nouvelle convention, ce n'était pas comme ça...

» Les trois premiers mois, nous ne savions pas ce qu'elle vivait. Ne connaissant pas ses proches, nous craignions que ceux-ci n'aient même pas été prévenus. Nous étions tous sur nos gardes et nous ne nous sommes pas réunis pendant près d'un mois. Elle allait être questionnée, c'était sûr, et nous n'avions aucune idée de sa résistance à la pression ou même à la douleur.

» Pourtant, après ce long délai à tenter de se faire oublier, Haddock a reçu une lettre, des parents de Chloé. Elle était plutôt courte mais très intense. En quelques mots, le père et la mère de notre amie lui expliquaient qu'il allait être convoqué à la Prison de la Santé où Chloé purgeait et purge toujours sa peine. En effet, pour que ses parents puissent le contacter, la jeune fille avait dû donner au garde du parloir son adresse et leur lien. C'était un ami très cher, avait-elle expliqué, ils parlaient d'histoire à longueur de journée. Comme ses parents avaient pu confirmer cet attrait pour les époques anciennes, le juge avait décidé d'entendre ce lieutenant Chevalier. A l'époque, il n'était pas encore capitaine.

» La lettre décrivait aussi l'état de Chloé. Elle avait souffert. Le visage émacié, elle paraissait affamée. Sa peau aussi avait été maltraitée. Rougie, déshydratée, on aurait dit qu'"elle revenait de trois mois en Arctique", ont décrit ses parents. Discrètement, elle leur avait même montré son bras, écorchés par des menottes et bleuis par d'innombrables piqûres.

» Nous avons passé beaucoup de temps à chercher les tortures qu'elle avait pu subir et, par reconstitution, nous pensons savoir ce qu'ils lui ont fait subir. Attachée dans une salle, elle a dû être nourrie par intraveineuse, juste assez pour ne pas mourir, juste trop peu pour qu'elle soit vidée de toute énergie. Aspergée d'eau, elle a dû être exposée au froid, une technique d'interrogation déjà autorisée à la CIA au début du siècle mais que la France semble s'être appropriée...

» Après avoir vu leur fille dans cet état, les parents de Chloé n'étaient pas capables d'y retourner. Ces lâches l'ont abandonnée... Ils auraient voulu en parler mais subir le même sort que leur fille les terrifiait, alors ils s'en sont détachés. Heureusement, s'ils n'étaient pas dupes et savaient qu'Haddock avait un lien avec son incarcération, ils ont tout fait pour que Chloé bénéficie d'un baptême pendant lequel le lieutenant serait déclaré son parrain. De confession juive, cette famille s'était toujours opposée à la Religion Universelle, mais le statut de parrain permet à Haddock de voir sa presque fille une fois tous les six mois. C'est moins que s'il était de la famille directe mais c'est toujours mieux que rien.

» Cela dure depuis trois ans et Chloé n'a jamais parlé. Elle ne subit plus de longues séances de torture, selon Haddock cela se voit. Mais il soupçonne les gardes de la questionner régulièrement car elle toujours sur le qui-vive, même quand elle est avec lui.

» A chaque visite, Haddock ne parle quasiment plus pendant plusieurs jours. Comme tu ne connaissais pas toute l'histoire et que l'on accueillait Gaspard, il a fait bonne figure le week-end dernier, mais il était allé la voir le vendredi. Même s'il tentait de se cacher, j'ai remarqué ses larmes quand il en a parlé à Eugène. Il a beau faire comme si elle n'existait plus devant les nouveaux, son absence le détruit.

» Nous aurions voulu parler tu sais, exposer la vérité, mais ça ne sert à rien. L'État contrôle les médias. En quelques jours, l'affaire serait classée, oubliée. Nous serions en prison, à subir la torture, alors que le monde entier serait persuadé de notre culpabilité. S'opposer à la justice ne sert à rien. Ce qu'il faut, ce sont des preuves tangibles, des actions dans l'ombre, pas de coup d'éclat inutile... »

Pendant tout le temps où Océane a parlé, j'ai gardé le silence, pendu à ses lèvres. Son récit, bien trop vrai à mon goût, me rappelle les enjeux de nos actions, le danger qui pèse sur nous. Aller en prison était déjà suffisamment effrayant mais la torture comme épée de Damoclès, voilà qui est encore plus angoissant, presque douloureux. Je me doutais bien qu'il y avait plus qu'une simple cellule qui nous attendait en cas d'échec, mais l'entendre dire, savoir que cela est vraiment arrivé, c'est tellement différent. Même maintenant que la jeune femme a fini de parler, je ne sais pas quoi dire...