Chapitre 22 - Hantise

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Deux longues semaines se sont écoulées et je vais bientôt devoir affronter le week-end jeu de rôle. J'ai bien pu éviter un énième repas de famille mais mes amis trouveraient vraiment louche que je les désinvite : plus qu'un rendez-vous, c'est devenu une véritable tradition.

Pourtant, je ne me sens vraiment pas en état de les recevoir. Je n'ai toujours pas accepté l'arrestation d'Emilie ni l'article de journal qui la suivie. "Un traître à la nation arrêté alors qu'il mettait en péril des informations classées secret défense". Secret défense... Bien sûr ! Assassiner des singes lobotomisés, ça ne doit pas se savoir !

J'en ai d'abord voulu à Gaspard, qui avait raté sa cible. Le délai entre le premier tir, sa course de quelques mètres, son échec et son tir isolé a sûrement été suffisant pour que le garde raté par la balle ne donne l'alerte. Et puis, j'en ai voulu à Haddock de l'avoir abandonné, à Eugène de ne pas concevoir des armes assez précises, à Romain de ne pas avoir été là pour m'aider et enfin à moi, pour n'avoir rien su faire. Ces ruminations m'ont évidemment suivi jusqu'à mon travail et mon mensonge quant à Océane a failli être trop léger pour couvrir mon mal-être.
« T'as quand même un sacré cœur d'artichaut, s'est moqué Napoléon. Vous n'êtes même pas sortis ensemble et j'ai l'impression que tu sors de trois ans de relation enflammée ! »
Je ne lui ai pas répondu, feignant d'être vexé, et il n'a pas insisté.

L'idée de tuer des êtres vivants m'a aussi retourné l'esprit. Diriger de véritables individus est bien différent de donner des ordres à des sommes d'argent, des IA bas-de-gamme. Chaque mort virtuelle me ramenait les images des sentinelles tuées et des chimpanzés en cage. Les deux éléments entrelacés m'ont laissé imaginer des dizaines, peut-être des centaines de singes qui mouraient sous les balles de mes tirs. Ma culpabilité quand je pense aux gardes n'est rien par rapport à celle qui me traverse chaque fois qu'un soldat tombe au combat : je n'ai tué aucun être humain, mais les meurtres que je perpétue dans la Tour, j'en suis le seul responsable.

J'ai bien essayé d'aller voir mon médecin pour qu'il augmente mes doses de médicaments mais il m'a dit que tant que je ne parlerai pas à un psychiatre, il ne pourrait rien faire pour moi. Il a peur que je devienne accro dit-il, mais ces médicaments n'induisent aucune dépendance... Je crois juste qu'il ressent mon malaise et pense m'aider en me mettant au pied du mur. Il ne peut évidemment pas savoir que parler à un psy est la dernière éventualité vers laquelle je me tournerais.

Sans aide médicale, mes tourments me suivent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Au bureau bien sûr mais aussi dans le bus, quand je cours pour rentrer chez moi et dans ma chambre où s'entassent toujours les disques durs. Même le ronronnement de mes chats ne m'apaise pas et mon sommeil, d'habitude si paisible, ne résiste pas à la tornade d'émotions qui me déracine. Je n'ai jamais été insomniaque, maintenant je peux dire ce que ça fait et cela me rend malade. Tourner et virer pendant des heures sur ce matelas, ne pas pouvoir fuir le kaléidoscope d'images toutes plus effrayantes les unes que les autres, se lever le matin sans avoir fermé l'oeil. Si je ne savais pas ce qu'Emilie vit, je penserais qu'il s'agit d'une véritable torture.

Océane vient aussi souvent qu'elle peut mais ce week-end, sa sœur revient de six mois aux Etats-Unis alors elle ne peut pas échapper à une réunion de famille. J'ai contacté Hugo, prêt à tout lui avouer, mais celui-ci est en plein inventaire et m'a demandé si l'on pouvait décaler ce rendez-vous. J'ai accepté, il ne se rend pas compte de l'état dans lequel je me trouve et pour cause, je lui ai caché tout ça. Je lui ai menti alors je ne peux m'en prendre qu'à moi-même...

Ne supportant plus la solitude, j'ai fini par appeler Martin qui a débarqué cinq minutes après avoir raccroché.
« C'est génial qu'on puisse se voir maintenant ! J'ai fini "Une rose sur sa tombe" avant-hier et je veux absolument que tu me donnes ton avis ! »
Son enthousiasme s'est vite calmé quand il a vu les cernes mauves qui se creusent sous le vert de mes yeux et ma posture voûtée.
« Oh... T'as pas l'air dans ton assiette tu sais... Ce n'est quand même pas un problème avec Océane ? »
Même si nous n'en avons jamais parlé, mes sentiments ne sont jamais passés inaperçus au blondinet. J'ai secoué la tête car je sais que cette fable ne serait pas crédible bien longtemps auprès de mon voisin. J'ai plutôt prétexté une sorte de burn-out. Un enchaînement de crises de panique dont je n'arriverais pas à récupérer. Au final, ce n'est pas si loin de la réalité.
« Du coup, tu veux lire ou tu préfères qu'on discute ?
— Lire, ai-je affirmé. Ça me changera les idées. »

Nous avons ainsi passé la journée ensemble, moi le manuscrit dans les mains, lui à regarder au-dessus de mon épaule, anxieux. A chaque faute d'orthographe ou petite incohérence, il prenait des notes sur un calepin.
« Tu ne l'as pas fait lire à Alex ? me suis-je étonné au vu de trois ou quatre fautes de frappe évidentes.
— Si, mais il n'ose jamais pointer mes erreurs. Il a peur de me vexer je crois. Ce n'est pas très pratique mais je trouve ça mignon quand même. »
Moi aussi, je trouve ça mignon. J'aimerais bien que si j'écrivais un livre, Océane ne me fasse que des compliments, pourvu qu'ils soient sincères. En fin de soirée, nous avons enfin fini cette longue relecture et Martin est rentré chez lui tout sourire. Le mien m'a vite quitté quand je suis retombé dans la réalité.

Maintenant j'en suis sûr, cette nuit tragique va me hanter toute ma putain de vie...


Genève 8 [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant