Chapitre 17 - Si ce ne sont pas des robots...

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Ce matin, je hais Brahms et sa valse. Les paupières colmatées par les rimes, je tâtonne sur ma table de nuit à la recherche de mon portable. Quand je le saisis enfin, la lumière trop vive de l'écran m'agresse la rétine et je dois lutter pour entrouvrir mes yeux. J'aimerais tellement retomber dans le sommeil... Après deux tentatives maladroites, mes doigts engourdis suspendent les notes qui envahissent ma chambre. Des souvenirs d'hier me reviennent alors comme un ancestral film muet. Ces images de cinéma qui se succèdent trop vite pour que je les saisisse me font abandonner l'espoir de prolonger ma nuit : je dois me lever. Tout de suite. Je ne dois pas me faire remarquer aujourd'hui. Surtout pas aujourd'hui. Je dois me lever. C'est avec cette litanie qui tourne en boucle dans mon esprit que je rejette la couverture et pose mes pieds dans mes chaussons.

Pour à peine une heure de sommeil, je n'aurais sûrement pas dû me coucher. Faire miroiter à mon corps un repos bien mérité m'a fait plus de mal que de bien. C'est en trainant les pieds que je me dirige vers la cuisine. Mon cerveau sur le mode radar, je m'arrête juste à temps pour éviter de verser un litre de jus d'orange dans ma cafetière déjà bien entartrée. J'ai besoin d'une bonne douche pour émerger de cet état de léthargie. La salle de bain me semble être à l'autre bout du monde mais j'entreprends tout de même cette expédition périlleuse. L'eau chaude me donne envie de me rouler en boule sous le jet réconfortant alors je décide de baisser la température. J'affronte avec bravoure la morsure cruelle du froid sur ma peau qui se couvre de chair de poule. C'est finalement frissonnant mais bien réveillé que je me frictionne vigoureusement avec ma serviette.

Un regard dans le miroir confirme cependant mes craintes : j'ai l'air d'un fêtard dont la soirée a été très arrosée. Mes yeux verts sont bordés de cernes sombres et il faut que je rase ma barbe de trois jours. Quand à mes cheveux encore humides, ils forment une touffe brune informe au-dessus de mon visage terni par la fatigue. Un de ces jours, il faudra que je passe chez le coiffeur... En attendant, ma brosse et mon rasoir m'aident à me rendre plus présentable. Une fois mon costume enfilé, je trouve que j'ai bien meilleure allure. Une grande tasse de café noir devrait me permettre d'entamer ma journée. A la réflexion, j'aurais bien pu allonger un peu mon congé, comme Haddock. Mes scrupules à laisser mes troupes trop longtemps sans surveillance me perdront...

Mon breuvage amer avalé en vitesse, je claque la porte derrière moi et dévale les escaliers. Sur le perron de l'immeuble, je salue le vieil homme qui observe la rue sur son éternelle chaise et me dirige vers l'arrêt de bus. Si mes souvenirs étaient plutôt flous au réveil, ils s'éclaircissent au rythme soutenu de mes pas allongés sur le bitume. Une question bien précise vient alors me titiller l'esprit : que crée réellement l'État ? Si la Monnaie n'est pas une IA... Alors qu'est-ce que cela peut être ? Je dois me rendre à l'évidence : ce qu'ils manipulent est vivant et je me demande si cela n'est pas pire que la découverte de robots guerriers. Par association d'idées, l'image macabre des sentinelles inertes, étendues dans le halo de lumière des lampadaires m'assaille. Je ne peux réprimer une grimace de dégoût et de culpabilité. Nous avons tué. Cette simple phrase me glace le sang et je la chasse immédiatement dans un coin reculé de ma conscience. Après tout, ce n'est pas moi qui tenais l'arme et les regrets ne sont pas à l'ordre du jour.

Le bus s'arrête et je me rends compte que je suis arrivé. Aujourd'hui, je n'ai pas eu besoin d'écouteurs pour me couper du monde... Pourtant, dès que j'entre dans le hall de la Tour de Villiers, je me sens rassuré. Mes soldats virtuels seront toujours plus faciles à affronter que n'importe quel être-humain. Chevalier n'étant pas là, j'échappe à une potentielle réunion qui m'aurait mis mal à l'aise. Fort de cette idée apaisante, je rejoins mon étage le cœur plus léger.
« Bonjour lieutenant Barthélémy. Comment allez-vous aujourd'hui ? Voulez-vous un café noisette ?
Salut Astier ! Très bien merci. Non, plutôt un café fort avec beaucoup de sucre s'il-te-plaît. »
Je récupère mon gobelet brûlant dans le ventre du robot et rejoins rapidement ma place pour le poser sur mon bureau. La voix de l'androïde et mes pas ont attiré le regard des stratèges déjà présents. Néanmoins, je suis à l'heure, ce qui me permet de ne pas être carbonisé sur place.

Genève 8 [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant