Sans jamais pleurer

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Hurle. Crie. Prie. Cours. N'hésite plus. Va-t'en.


Ce sont les derniers mots que ma sœur m'a dit. Elle n'a jamais pleuré devant moi mais je l'ai toujours su. C'est comme ça. Elle me tendait la main, comme si juste une dernière fois j'aurai pu tenter l'aider.

Je n'ai pas saisi sa main. Je n'ai pas tourné la tête lorsqu'ils l'ont abattue. Je n'ai pas pleuré non plus. 

J'ai avancé. J'ai couru. J'ai prié. Je suis parti.

Comme le petit homme que j'étais, j'ai gardé tout ces souvenirs au fond de moi. J'ai réprimé mes larmes au fin fond de mon cœur émietté. Je n'ai plus jamais hurlé de ma vie. 

C'était douloureux de savoir que j'étais seul. A mon âge, comment aurai-je pu savoir ce qui allait m'arriver? 

J'ai marché tellement longtemps et si loin avec tellement de gens que j'en avais perdu la notion du temps. Son hurlement, son dernier regard, ses dernières paroles...Tout était gravé dans ma mémoire, tournant en boucle encore et encore. Comme un disque rayé. Comme un film sans fin. 

Mais j'ai eu tellement de mal à lever les yeux et à remercier le ciel d'être encore en vie.   

J'ai eu tellement de remords. 

C'est pendant une énième envie de manger qu'une femme m'a recueilli. Moi, le petit enfant devenu homme trop vite. Elle était ridée et mal en point. Je me souviens avoir été de la voir pour la première fois sans son voile. Des fils fins, blancs, mal-coiffés faisaient office de cheveux. Elle m'a aimé comme une mère elle aussi. Je n'ai jamais connu la mienne mais ma sœur m'en avait tant vanté les mérites que je me faisait une idée. Et puis je les avais vues ces mamans, douces, attentionnées et parfois un peu effrayantes. Je les avais vues sur le chemin vers le pays qui nous sauverait tous. 

Et j'ai été tellement jaloux. Tellement jaloux de ses enfants aimés par leurs familles. Mais je n'ai pas pleuré. Elle ne m'en avait pas laissé le droit. Elle n'avait jamais pleuré alors moi non plus je ne pleurerai jamais. C'était ce que je m'étais dit. Un objectif triste mais un objectif quand même. Et celui de vivre pour le voir ce pays. Je voulais le voir pour elle, pour eux et pour tous ces autres cadavres qui gisaient sur le bas-côté. 

Elle m'a aimé. Et elle a tenté de me faire découvrir ce qu'était d'aimer aussi. Aimer et être aimé. 

A huit ans, comment aurai-je pu savoir ce qui allait m'arriver ? 

J'ai avancé avec cette femme. Elle m'a accompagné pendant quelques années, le temps de m'éduquer et de me donner la jugeote d'aller plus loin. Alors quand elle m'a abandonné aussi je suis parti. 

Et je l'ai atteint ce pays. A quinze ans j'avais réussi à me trouver un vieux local dans une vieille ville perdue au fin fond de l'herbe, des oiseaux et de la paix. 

Je n'ai pas tenté d'aller à l'école, à mon âge, c'était trop tard. Je savais parler la langue et je savais me débrouiller. Pourquoi aurai-je tenté d'aller plus loin encore ? 

La paix, le travail et le monde m'attendait.

Mais à quinze ans comment aurai-je pu savoir ce qui allait m'arriver ? Comment m'en serai-je douté ? 

Un jour, vers l'âge de dix sept ans, un homme a frappé à la porte. Je ne savais pas pourquoi il était là. On m'avait prévenu que je me ferai attraper. Mais j'y ai cru. J'ai voulu croire que le destin me laisserait de côté, sur le bord de la route vers le bonheur. J'avais trouvé une aire d'auto-route plutôt bien installée. Je ne comptais pas bouger, pas même tenter d'être en règle. 

J'aurai dû. Et je regrette tellement. 

Quand j'y repense, je me dis que j'ai eu mille fois l'occasion de m'en tirer sans trop d'ennuis. Je n'ai jamais réussi à aller plus loin sans elles. Ces femmes extraordinaires. 

J'ai goûté à la luxure et au plaisir de vivre sans compter. J'ai fais toutes les âneries possibles jusqu'à me faire avoir. Comme si au fond de moi, j'avais toujours su que je n'irai pas plus loin. 

Cet homme m'a parlé de choses trop compliquées pour moi et mon cerveau étriqué. Il m'a emmené dans un endroit chaud et plus confortable que ce que j'appelait "chez moi". Quelques heures plus tard, on m'emmenait devant pleins de gens. On m'a encore posé trop de questions pour trop peu de réponses concrètes. 

Je suis rentré et on m'est tombé dessus. On m'a abattu. Comme ma sœur. Je n'aurai pas dû trahir mon pays, ma foi, mes dirigeants. C'est les dernières paroles que j'ai attendues. Et dans ma tête je l'ai revue. 

Là, me suppliant secrètement de la sauver. Je suis mort seul. Mais elle était là, dans mon petit cœur déchiré et émietté. Me récitant des prières lointaines, des chansons qui me faisaient du bien. Des souvenirs me sont revenus en mémoire et au bout de presque dix ans de vie à me retenir, j'ai pleuré. 

Je n'ai pas eu peur de la mort, je n'ai pas eu honte devant eux non plus. J'ai pleuré parce qu'elle était là et qu'elle m'attendait en pleurant aussi. Je ne l'avais jamais vu pleurer et pour ma mort, elle se laissait aller. 


Comment à mon jeune âge, aurai-je pu me retenir de pleurer dans une telle situation ?   

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