Le monde ne recommencerait jamais à tourner. Les oiseaux seraient muets jusqu'à la fin des temps. Tout était mort, pour de bon. Immobile, Camille était pourtant ballottée de tous côtés par des émotions trop violentes pour être contenues. Elle avait beau refouler la réalité, cette dernière revenait la frapper par vagues, toujours plus durement, toujours plus douloureusement.
Tandis qu'elle tremblait, en proie à une souffrance vertigineuse, l'homme fixait obstinément le sol, sans prêter attention aux protestations silencieuses de l'adolescente dévastée. Finalement, elle se mit à rire nerveusement, des larmes sèches au bord des yeux, tout en bafouillant des mots sans sens, prétextant que c'était une bonne blague, exigeant de voir Théo. Mais, malgré le déni dans lequel son esprit s'était replié, son corps avait déjà compris. Les mots sortaient hachés, à peine compréhensibles. Juste assez pour que l'homme comprenne et, exaspéré d'entendre ce qu'il ne pouvait formuler, il lui lança d'une voix pleine de colère douloureuse.
- Qui es-tu déjà ? Bon sang ! Tu penses à être la seule à souffrir ? Tu crois qu'il ne manque à personne ? C'est dur pour tout le monde bordel.
Soufflée, l'adolescente contemplait cet adulte essoufflé, qui semblait aussi bouleversé qu'elle. Se rendant compte des son égoïsme, elle baissa les yeux, ne sachant plus où se mettre. Il ne lui laissa pas le temps de se reprendre, enchaînant immédiatement.
- Tu connaissais mon frère au moins avant de te pointer ici ?
- Bien sûr que oui !
Indignée, elle avait crié dans le petit couloir triste. Face à face, les deux se contemplaient, rongés par cette peine aussi infinie que destructrice que laisse la disparition brutale d'un être aimé. Camille prit soudain conscience durant ce duel silencieux qu'elle ne savait rien de l'adolescent qu'elle appréciait tant. Ils ne se connaissaient pas depuis longtemps après tout. Malgré leur complicité, ils n'étaient que des inconnus l'un pour l'autre. Baissant la tête, elle rectifia dans un sanglot étouffé.
- En-Enfin je crois...
L'homme se contenta de l'observer, ayant un instant un élan de compassion pour elle. Après tout, il s'était injustement défoulé sur une gamine qui souffrait probablement tout autant que lui. Soufflant longuement, il se retourna afin d'attraper un carton portant le nom de Théo en lettres capitales, griffonné à la va-vite au marqueur noir, le tout soigneusement fermé.
- Je m'appelle Ben, enfin Benjamin. Je suis... j'étais... le grand frère de Théo.
- E-Enchantée, je suis Camille une ... amie à lui. Toutes mes condoléances.
- Merci...
Il lui serra doucement l'épaule de sa main libre en signe de soutiens et partit d'un pas lourd. Il devait affronter ses parents, et continuer de rassembler les affaires de son petit frère, à leur demande. C'était une torture, un cauchemar éveillé dont il ne parvenait pas à sortir. Et maintenant, il y plongeait quelqu'un d'autre. Grognant, il s'engageait dans les escaliers quand il sentit qu'on le retenait. Surpris, il se retourna, faisant face à l'adolescente qui demanda d'une petite voix.
-S'il vous plaît... Je sais que ce n'est pas le moment mais je... Je... Parlez de lui...
Ben soupira une énième fois, déposant le carton à terre. Il avait beau être bourru, il n'était pas méchant. Et évoquer ses souvenirs heureux aiderait peut-être à combler le vide, quelques minutes au moins. S'asseyant sur la première marche des escaliers, il lui fit signe de faire de même. Une fois qu'elle eut obtempéré, il prit la parole.
- Théo était vraiment une bonne personne. Depuis qu'on est gosses, il voulait toujours aider tout le monde. Mais il ne supportait pas l'autorité. Ni mon père d'ailleurs, comme moi. Ma mère est morte quand il était petit, et je suis parti de la maison quelques années après. Mon père s'est remarié et Théo ne détestais vraiment cette femme. Du coup il fuguait, séchait les cours, leur piquait de l'argent... C'était un sacré rebelle !
Il s'arrêta pour rire tristement, revoyant parfaitement son frère toquer à cette même porte devant laquelle ils étaient assis, quelques billets en main et le regard malicieux, lui lançant qu'il l'invitait au restaurant. Mais il ne monterait plus jamais ses escaliers en souriant. Il ne descendait plus le long de la gouttière de sa chambre. Il ne le verrait plus parcourir la ville en vélo, ni rire, ni sourire, ni vivre tout simplement. Sentant qu'il allait perdre son semblant de contenance, Ben se releva, reprenant son carton.
- Enfin bref, c'était quelqu'un de bien. Désolé d'avoir crié. Prends soin de toi gamine.
Sans un mot de plus, il s'en alla, laissant Camille à son désarroi. Maintenant qu'elle était seule, tout lui semblait complètement irréel. Hier encore, Théo se tenait devant elle et là...! Ce ne fut qu'au moment où son regard dévia sur la panneau "à vendre" sur la porte que son cœur se serra et ses yeux s'emplirent enfin de larmes. Elle ne reverrait jamais Théo. Cette évidence s'imposa à elle et finit d'achever ce qui lui restait de volonté. Elle avait l'impression de s'effondrer encore une fois, mais n'avait plus d'épaule sur laquelle s'appuyer.
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Broken.
Genç KurguDu haut de ses 15 ans, Camille vit un véritable enfer au quotidien. Entre le lycée et ses persécutions, sa solitude et la mort omniprésente, l'adolescente est perdue. Comment survivre lorsque tous nos repères sont détruits ? TW : Mutilation, suicid...