XXVIII ● Le feu.

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Les jours passaient. Allongé sur son lit, Louis voyait se succéder le soleil et la lune derrière sa fenêtre. Interminablement, ils se chassaient, bloqués pour l'éternité dans cette course folle.

Il passait ses journées à attendre. Attendre quoi ? Il ne le savait pas. Peut-être attendait-il que les voix reviennent. L'une d'elle venait lui parler, de temps en temps, mais c'était tout. Il voulait replonger dans le relatif calme de la maladie. Il voulait arrêter de penser.

T'es cinglé mec.

Cet homme dans sa tête, le seul capable de braver les jours clairs, il avait décidé de le nommer Jimmy. Une voix franche, masculine, avec un léger accent du Sud-Ouest. Jimmy, il disait ce qu'il pensait, sans filtre, sans se soucier des conséquences.

J'croyais que tu voulais guérir. Faudrait savoir ce que tu veux.

Allongé sur son lit, Louis s'ennuyait. Jour après jour, il essayait de converser avec Jimmy. Il imaginait sa vie.

Jimmy était un junkie. Un dépendant de toutes sortes de drogues, dont Louis ne connaissait même pas la moitié. Alcool, cigarettes, drogues dures ; il avait tout essayé, n'avait jamais rien arrêté. Il habitait dans un taudis, quelque part dans sa conscience. Caché dans l'obscurité, la noirceur des tréfonds de son âme. Il sortait peu. Il ne s'exprimait presque jamais, quand toutes les autres étaient là. Il restait dans l'ombre, préférait la solitude.

Il était un peu comme Louis, en fait. À l'exception près que les substances qui lui montaient à la tête l'empêchaient de s'exprimer autrement qu'avec des mots hachés et vulgaires.

Réfléchis trois secondes un peu. Toi, tu ne t'exprimes pas du tout. Tu ne vaux pas mieux que moi.

Il avait raison. Jimmy avait toujours raison. La plupart du temps, Louis n'était qu'un imbécile, un gamin stupide piégé dans le corps d'un adulte. Un gamin qui ne savait pas parler, qui ne savait pas réfléchir.

Allongé sur le dos, sa jambe battait nerveusement l'air. Il ne voulait pas sortir de sa chambre, il en était hors de question.
Une promenade dans les jardins ne lui aurait que trop rappelé sa condition de patient, sa maladie, son enfermement. Il aurait pensé à la liberté, aux oiseaux qui voletaient de branche en branche, libres d'aller où ils le voulaient... Non, son esprit brisé et enchaîné à cette chambre d'hôpital ne l'aurait pas supporté, il le savait. Cela faisait bien longtemps qu'il se refusait à sortir pendant les jours clairs.
Il s'interdisait également toute pensée à son échappatoire ensoleillé. Tout simplement car il avait peur qu'il ne fût plus si ensoleillé que cela. Depuis l'incendie, il était terrorisé à l'idée d'y remettre les pieds. Il n'avait pas su protéger son petit monde doré.

Tu meurs de l'intérieur. Ton "petit monde", il se consume lui aussi.

Louis secoua la tête, serra ses paupières l'une contre l'autre. Ce ne devait être qu'un cauchemar. Un cauchemar horrible soufflé par Soragh, mais qui n'en restait pas moins un rêve. Dans la réalité, tout allait pour le mieux. Les oiseaux y chantaient, les branches s'y balançaient doucement dans le vent printanier.

La réalité. Quelle réalité ? Ce monde n'existe que dans ta tête, j'te rappelle. Comment veux-tu qu'il soit réel ?

Louis rouvrit les yeux. Encore une fois, Jimmy était perspicace. Mais si son échappatoire n'existait que dans sa tête, il y avait une solution. Oui, si ce n'était vraiment que le fruit de son imagination, il pouvait en faire ce qu'il voulait, non ?

Certes, il l'avait vu brûler. Mais c'était à cause de toutes les mauvaises pensées que le Docteur Asimov avait remuées en lui, c'était certain. Il ne pouvait en être autrement. Maintenant que le Docteur n'était plus là, il n'avait plus rien à craindre, et pouvait de nouveau imaginer son monde comme la petite forêt ensoleillée qu'il avait toujours été.

T'as qu'à aller y faire un tour.

Louis avait le junkie face à lui. Habillé de pauvres vêtements marron et gris, il faisait peine à voir. Des bras maigres dépassaient des manches de son t-shirt, si maigres que ses veines saillaient de partout. Ses joues étaient creusées, déjà ridées alors qu'il venait seulement de dépasser la trentaine. Un joint dépassait de ses lèvres, dont la fumée blanchâtre commençait à s'accumuler sous le plafond en délicats volutes. Louis pensa à Soragh, et au mouvement similaire de son corps.

Jimmy haussa les épaules. Des cendres rougeoyantes tombèrent et s'éteignirent à ses pieds.

On verra bien si ça fonctionne comme tu le penses. Qu'est-ce que tu attends pour y retourner et le vérifier ?

Louis avala bruyamment sa salive et fixa le regard de Jimmy. Le blanc de ses yeux était injecté de sang, si bien que ses iris n'en paraissaient que plus verts encore. Un vert clair, presque jaune. Ils avaient la couleur si particulière de l'herbe brûlée par le soleil à la fin de l'été.

- Non, déclara-t-il à voix haute. Ce n'est pas la peine d'y aller. Je sais que tout va bien, je le sens.

Tu mens. Tu te mens à toi-même, Louis. Tu ne sens rien du tout. Mais bon, fais comme tu veux, si ça te rassure. T'as p't-être raison, après tout.

Louis cligna des yeux, et Jimmy avait disparu. La fumée blanche aussi. Il ne restait plus qu'une vague odeur de cannabis qui flottait dans la pièce, odeur qui, Louis le devinait, s'estomperait bientôt elle aussi.

Jimmy était parti, et il était seul.

Il se laissa tomber en arrière sur son lit. Les yeux fixés sur le plafond sale de sa chambre, ses pensées défilaient dans sa tête à une vitesse folle. Des images agréables s'imposaient à lui par vagues ; elles se succédaient, l'une ne prenant la place de l'autre qu'après la combustion de la première.
Un grand soleil dans un ciel bleu, le visage rassurant de Claire. Le feu. Le sourire fatigué et aimant de Maman. Le feu. Le lionceau qu'il avait une fois vu au zoo. Le feu. Les jardins de l'hôpital, le kiosque à musique couvert de lierre. Le feu Le petit caniche noir de Tante Sandrine. Le feu. Les parties de football avec Christophe dans le jardin, derrière la maison. Le feu. Le feu était partout. Jaune et brûlant, il dévorait tout ses souvenirs heureux les uns après les autres.

Il ne restait plus rien qu'un rideau de cendres dans son esprit. Une poussière grise et suffocante qui recouvrait tout. Louis ferma les yeux. Cela ne servait à rien de retourner dans son monde. Tant que ses pensées seraient noires, tout irait de travers. Avec un pincement au cœur, il pensa que le soleil y reviendrait de lui-même en même temps que les voix. La maladie, l'ignorance, l'innocence, et son petit havre de paix. Tout allait mal durant les jours clairs. Tout rentrerait bientôt dans l'ordre. Tout.
Il n'avait plus qu'à attendre le retour des voix.

Il plongea lentement dans un sommeil sans rêves, sans se rendre compte que des larmes imprégnaient son oreiller.

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Hello ! Comment allez-vous depuis la semaine dernière ?

J'entre dans une 8264728291e phase de réécriture d'Alogie huhu. C'est le moment ou jamais de me soumettre vos suggestions quant aux passages/chapitres qui pourraient selon vous être améliorés ! Version 3.3 incoming hehe.

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