Un silence assourdissant - ou plutôt l'absence de bruit débute cette matinée. Jeonghan devrait entendre le vrombissement de sa machine à café, ou bien la clameur des rues en-dessous de son appartement. Mais il n'entend rien. On ne peut même pas dire qu'il fait le sourd: depuis la boîte de nuit, ses tympans semblent avoir été transpercés. La musique a écrasé son âme - peut-être parce qu'il s'est placé juste à côté du haut-parleur le plus fort. Il voulait que le son l'aide à perdre le sens de la vue.
Invraisemblable, la réalité l'a pourtant frappé de plein fouet: devant ses grands yeux ébahis, il revoit Seokmin et Joshua en train de s'embrasser, dans la même boite de nuit où il était venu se vider la tête et endommager un peu plus son foie.
Il repense aux messages que Joshua a envoyés à sa place, au corps de Seokmin sous ses draps, et plus rien n'a de sens. Il revoit des images entremêlées dans son cerveau comme une bobine de ficelle mal enroulée. Il a beau se repasser le film des centaines de fois, il doit se rendre à l'évidence: plus rien n'a de sens.
Alors il laisse l'eau couler sur ses avant-bras livides, reste une demi-heure assis au coin de sa douche, mais il n'a toujours pas les réponses. Il va être en retard au travail: qu'importe, il démissionnera de toute façon. Des petites flaques se forment vers ses pieds frigorifiés. Jeonghan n'est plus qu'un corps nu sous l'eau, recroquevillé comme un enfant puni.
Plus tard, il regarde les nuages aller et venir et essaye d'imaginer des formes dans le ciel: il ne voit rien. Doit-il donc en conclure que son cerveau est enrayé?
Il sort nonchalamment de son appartement avec une veste en cuir très inadaptée à la température et jette l'éponge - autrement dit, il se rend au café pour dire à ses collègues qu'il arrête de travailler ici. Il claque la porte en slow-motion sous le regard horrifié des clients et ne prend même pas la peine de remettre en place ses cheveux en bataille.
Malgré son image nette et ses chemises blanches bien repassées, Jeonghan possède beaucoup d'idées confuses qui s'entrechoquent dans son esprit. L'anxiété d'abord. Il ne sait pas d'où est sorti ce problème, mais il n'empêche que les crises d'angoisse ne préviennent pas avant leur arrivée. Bien sûr, trouver un refuge dans l'alcool, les sorties ou les coups d'un soir n'était pas la meilleure solution - mais c'était une solution, la seule que Jeonghan se sentait capable de déployer.
Après quelques séances avec une psychiatre lui ayant prescrit des anxiolytiques, Jeonghan avait passé son tour du côté du corps médical, préférant choisir ses doses et se laisser couler davantage dans ce cercle vicieux.
Dans cette vie intérieure tumultueuse, Jeonghan n'avait qu'un seul rituel lui permettant de mettre un peu d'ordre dans ses pensées: la rivière. Il paraît qu'avoir un point d'ancrage lorsqu'on est malade fait partie d'une thérapie. Rivière-thérapie, peut-être?
Jeonghan se sent bien ici - d'ailleurs, c'est peut-être le seul endroit où il se sent réellement bien. Il peut y passer des heures sans que personne n'y questionne sa présence, à écouter ses albums préférés et à inventer des vies imaginaires aux gens qui passent. C'est donc tout naturellement que ses pas le mènent vers ce banc: toujours le même. Il est treize heures et le soleil fait bouillir l'eau de la rivière.
Le cours de ses pensées l'amène à penser à Seokmin et se à poser un millier de questions. Comment peut-il aimer aussi fort une personne qu'il connaît à peine? Comment peut-il ressentir autant de jalousie et de haine envers Joshua, un garçon qu'il considérait comme un ami?
Comme dans L'étranger, il se sentirait capable de commettre un meurtre juste à cause de ce soleil beaucoup trop pesant. Il a aussi envie de rejoindre Seokmin et de tout lui expliquer - de lui dire qu'avec lui, tout est différent. Ce dernier est à ses yeux quelqu'un de resplendissant, et même s'il ne connait presque rien de lui, il se sentirait capable de tout lui confier.
Alors que les nuages vont et viennent comme ce matin, Jeonghan se rappelle de tous les détails de Seokmin qu'il a collectés: d'abord, son grain de beauté sur la joue droite, à côté de son nez. Il pourrait finir l'après-midi en se remémorant avec précision chacune de ces petites choses.
Mais il le sait: il ne téléphonera pas à Seokmin pour tout lui expliquer, il n'enverra pas tout de suite de message à Joshua. Il partira juste comme un voleur une fois qu'il aura fait le tour de la rivière, ou des parties du visage de Seokmin. Il se précipitera chez un de ses amis - peut-être Seungcheol ou Mingyu - pour enfouir comme à chaque fois tous ses problèmes dans une bouteille de mauvais soju.
Et quand Mingyu voit en effet le visage sans vie de son ami en lui ouvrant la porte de son studio, il l'installe immédiatement sur une couchette. Pas d'alcool ce soir! Mingyu l'écoutera jusqu'à la tombée de la nuit s'il le faut. Il endossera pour une fois un rôle de grand frère malgré leur différence d'âge (Jeonghan est plus vieux de deux ans) et enroulera le corps grelottant de Jeonghan dans un plaid, alors que ce dernier lui racontera toute l'histoire en n'omettant même pas le fait que Seokmin aime nommer les oiseaux par des noms de personnages de manga.
C'est comme cela que les heures filent, sous les sanglots hocquetants du plus vieux, calmés par deux ou trois tasses de tisane au lieu des typiques sédatifs que Jeonghan ne quitte jamais. Mingyu juge qu'il est plus prudent de le garder auprès de lui ce soir. Des effluves de soupe de ramen traversent les murs: il se charge même de la cuisine - autour de ce repas, beaucoup de silences, rendant gênants les slurp qu'obligent la consommation de nouilles. Mais Mingyu, en tant que thérapeute d'un soir, sait que les silences parlent parfois bien plus que les mots.
Jeonghan déglutit et a du mal à finir sa portion. Il regarde souvent le sol, ses mains moites, ou fait mine de remarquer quelque chose d'intéressant à voir à l'extérieur, par la fenêtre. Tout revient inéluctablement à Seokmin. Une chanson se fait entendre depuis l'étage d'en-dessus: manque de chance, c'est la chanson sur laquelle Jeonghan revoit Seokmin et Jeonghan s'embrasser en boucle.
- Jeonghan?
Pas de réponse. Mingyu réitère:
- Jeonghan?
Cette fois-ci, ce dernier lui répond un faible "oui".
- Je suis sûr que toute cette histoire va s'arranger.
- Qu'est-ce qui te fait dire ça? T'es complètement extérieur à la situation.
- Tu es juste dans une période où rien ne fait sens pour toi et tes crises d'angoisse aident rien. Prends un peu de temps pour te retrouver avec toi-même et tu y verras sans doute plus clair. Repose toi, essaie de pas boire, de fumer moins. Je peux t'aider pour tout ça.
- Depuis quand t'es coach en développement personnel, Mingyu? J'ai démissionné et j'ai foutu toute ma vie en l'air en l'espace d'une journée parce que je suis un putain de débile.
Malgré sa désinvolture apparente, Jeonghan - du moins une petite partie de Jeonghan - sait que Mingyu a raison. Lorsque ce dernier lui apporte un chocolat chaud et que les dernières lueurs du soleil disparaissent, Jeonghan sait qu'il n'est au moins pas tout seul. Mingyu l'accueillera jusqu'à ce qu'il y ait un peu moins de nuages dans son esprit.
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han river ; seokhan
FanfictionJeonghan et Seokmin ne se retrouvent qu'au bord de la rivière Han.