night one

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Un rythme de jazz effréné s'échappe d'une paire d'écouteurs.

Le pont accueille sans broncher son plus fidèle visiteur - le jeune homme androgyne qui s'assied sur le même banc presque tous les soirs. Serein, il n'écoute néanmoins cette mélodie de trompette que d'une seule oreille. Une longue journée de travail dans les jambes l'a affaibli - et le voilà enfin assis à l'endroit le plus apaisant de cette ville.

Séoul semble s'être arrêtée rien que pour lui. La température s'est soudain adoucie et quelques gouttes commencent à rafraîchir l'atmosphère pesante de cette nuit de juin.

Quelques mèches de cheveux lui arrivent devant les oreilles, et il fait cliquer son trousseau de clés à l'intérieur de sa paume en s'affaissant sur son siège - qui pourrait être un trône s'il le voulait.

Depuis tout à l'heure, son regard est fixé sur le même endroit du pont.


Bercé par le bruit de l'eau venant s'échouer contre les pilots du pont, le deuxième visiteur est perdu dans ses pensées. Impossible de savoir sur quoi son esprit s'est arrêté ce soir - peut-être n'a-t-il même pas vu qu'on l'observait depuis quelques minutes. Il fait glisser ses doigts sur le métal glacé de la barrière, perdu pendant un petit moment.

A la rivière Han, le temps se distord, s'arrête parfois: la maîtresse des lieux aime jouer avec le destin des passants et leur perception de la ville. Au lieu de dire qu'il fait nuit, elle préfèrerait que les habitants remarquent qu'elle peint le ciel d'une épaisse couche de noir tous les soirs.

Et si le garçon du pont a enfin remarqué que le garçon du banc le regardait avec insistance, c'est peut-être encore grâce à elle.

Il ne faut que quelques minutes pour que les deux hommes se retrouvent au même endroit où ils s'étaient rencontrés il y a trois jours, comme poussés par une force invisible. Toujours en silence, et le plus naturellement du monde, l'homme du pont a maintenant retrouvé sa place sur le banc, à la droite de l'inconnu aux écouteurs.

- Tu écoutes quoi?

- Du jazz. Takuya Kuroda, je crois! Tu connais?

- Maintenant oui, répond l'homme du pont en enfonçant l'écouteur libre dans son oreille gauche.

Une ou deux minutes passent avec le seul son de la trompette dans une oreille, et le bruit de l'eau dans l'autre - avant que l'homme du banc ne brise cette harmonie nocturne.

- Tu te rends compte qu'on écoute du jazz ensemble à la rivière Han sans même connaître le nom de l'autre?

- Seokmin, 20 ans. Ravi de faire ta connaissance, rétorque monsieur pont avec un sourire. Il tend la main à son interlocuteur.

L'interlocuteur ne répond pas et continue de siffler la mélodie.

- Tu m'as fait dire mon nom pour ne même pas te présenter à ton tour? s'interroge Seokmin.

- Exactement, sourit l'autre jeune homme.

- Et tu vas continuer à écouter ta musique comme si de rien n'était?

- Quelle perspicacité.

L'homme mystère possède une aura hypnotisante. Tout de son visage gracile, de ses cheveux soyeux à ses grands yeux délicats et brillants est propre à un prince - si l'on veut rester réalistes, à un mannequin. Ses traits étonnamment féminins laissent les yeux de Seokmin le dévisager.

Il est vraiment beau, semble-t-il penser.

- Je peux quand même savoir un minimum de choses sur toi?

- Je viens ici tous les soirs.

- C'est une invitation?

- Prends ça comme tu veux, disons que je commence à m'ennuyer ici quand je suis seul. Personne veut jamais m'accompagner.

- Pourtant c'est la plus belle partie de la ville! souffle Seokmin.

- Tiens, nous voilà déjà un point en commun.

Le tableau dépeint sur ce banc est d'un naturalisme que seule Séoul peut offrir: deux inconnus assis l'un à côté de l'autre,  n'ayant en commun que la paire d'écouteurs qu'ils partagent. D'un côté, il y a celui qui semble avoir du sang royal malgré sa nonchalance - celui qui prend ce bois usé pour un trône. De l'autre, Seokmin: lui n'a pas l'air très habitué au jazz, et préfère se concentrer sur les détails du visage de son voisin plutôt que sur la contrebasse qui vient de rejoindre le morceau. Un peu moins sûr de lui, il laisse transparaître une énergie juvénile avec ses yeux grand ouverts et ses sens absorbant complètement la présence de l'autre homme.

C'était sans doute une mauvaise idée pour Seokmin que de porter un sweat-shirt aussi épais ce soir. Malgré les gouttelettes tombant ça et là, la chaleur colle à la peau des passants, et c'est rapidement qu'il retire l'habit, le fourre maladroitement dans son sac à dos, et réajuste un tee-shirt jaune un peu trop grand pour lui.

Si l'un est habillé en tee-shirt et baskets de skate, l'autre ne semble pas gêné par la chaleur et arbore une fine chemise blanche.

- T'as pas chaud, mr mystère?

- J'ai surtout rien en dessous de ma chemise. Je suis obligé de mettre ça pour le travail!

- Et tu vas me dire ce que tu fais pour le travail avant de me donner ton prénom?

- Je travaille dans un café pas très loin d'ici. Je t'y emmènerai si tu veux.

- Donc on prévoit des rendez-vous à un café avant que je sache comment tu t'appelles. Tu pourrais être un criminel! s'exclame Seokmin.

- Moi je connais le tien, Seokmin, mais je connais rien de ta vie. On est à égalité. Toi aussi tu pourrais être un criminel, mais t'as une trop bonne tête pour ça.

- Une bonne tête? Qu'est-ce que ça veut dire? Si ça se trouve jack l'éventreur avait un plus beau sourire que moi.

Seulement, le fait d'avoir un sourire plus beau que celui de Seokmin semble en ce moment formellement impossible.

Il a des fossettes se formant des deux côtés de son menton - son sourire est si large que l'homme du banc aurait presque envie de compter son nombre de dents. Ses sourcils épais suivent le mouvement et son visage rayonne complètement.

Il tapote ses doigts sur le tissu de son jean, joue avec ses mains, comme un enfant qui aurait encore gardé toute son innocence.

- Non vraiment, je pense pas que tu sois un criminel.

- Ça me rassure!

Devant eux, les passants se pressent puis disparaissent progressivement à mesure que la nuit s'installe. Jusqu'à ce qu'ils semblent être au centre du monde, comme si toute l'attention de la ville était portée sur ce petit banc, faiblement éclairé par un lampadaire qui grésille. 

- Je m'appelle Jeonghan, au fait.


han river ; seokhanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant