Chapitre 4 : Qui suis-je ?

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L'avenir du royaume repose sur moi.
Non, sur nous.
Nous, les six Élus, les incarnations de pièces d'échecs.
Nous, qui allons rencontrer Lucena aujourd'hui et enfin savoir qui nous sommes.
Qui suis-je ?
Cette question n'a cessé de me tarauder tout au long de la nuit.
Je n'avais jamais eu de si belle chambre, de lit si douillet et moelleux, de couverture si douce et d'oreiller si confortable et pourtant, je n'ai pas dormi.
Comment aurais-je pu ?
Hier, ma vie a pris un tout autre tournant.
Je ne serai jamais plus Aliénor, simple guérisseuse.

C'est ce que je conclus en me rendant à la salle à manger en compagnie de mes nouveaux camarades, mes nouveaux ... Alliés ?
Nous allons passer les prochaines semaines, voir les prochains mois ensemble et pourtant, je ne connais toujours pas leurs prénoms.
Je ne leur ai pas donné le mien non plus : hier, tout est allé si vite que aucun de nous n'a jugé bon de se présenter.
Je dois avouer que ça m'arrange bien car, s'ils restaient des inconnus, alors la quête n'aurait jamais lieu, je pourrai rentrer chez moi et reprendre mes petites habitudes.
Pourtant, cette épopée se réalisera, que je le veuille ou non et, si je dois me retrouver seule avec eux, si je dois leur vouer une confiance aveugle, si je dois être prête à mourir avec eux, alors autant être amis.

Nous nous installons autour d'une table garnie de nourriture, de boissons, de fleurs et de vaisselle.
Cela ne m'étonne pas, compte tenu de la décoration du château, mais une chose m'échappe : sur cette île, Palamède a voulu offrir au peuple une vie meilleure et corriger les erreurs des souverains qu'il a connu.
Pourquoi, dans ce cas, ne pas avoir donné une vie plus modeste au dirigeant du pays et une vie meilleure à ses habitants ?
Peut-être a-t-il goûté au luxe et n'a-t-il pas pu abandonner cette vie paradisiaque ?
Peut-être ne sait-il tout simplement pas posé la question, peut-être que ça lui semblait normal ?
Et moi, l'aurais-je fait à sa place ?
Je ne sais pas.

Le déjeuner se passe dans le silence, tout comme le trajet qui nous mène chez Lucena.
Je n'ose pas le rompre, je ne veux pas connaître ces gens qui m'accompagneront jusqu'à une mort possible.
Je ne veux pas que cela se réalise.
Je veux me réveiller dans mon lit, soigner des gens, cueillir des herbes et préparer des antidotes et surtout, surtout, je veux revoir ma famille.
Je veux retrouver ma vie d'avant.

" Cesse de te plaindre, Aliénor ! Cela ne te servira à rien. "

C'est la voix de mon père qui s'est glissée dans mon esprit et me réconforte.
C'est grâce à elle qu'un sourire apaisé m'accompagne jusqu'à ce que nous entrons dans la demeure de Lucena. Dans le taudis, plutôt.
Ou la caverne.
En effet, les murs sont noirs de terre ou de moisi, l'air est sec et un espèce de bac dégage une puanteur atroce.
Lorsque j'entends la fille brune appartenant à la cour pousser un petit cri, je sens un rat se faufiler entre mes jambes.
Lucena est peut-être très intelligent et expert en matière de magie, mais il a un sérieux problème avec l'hygiène.
D'ailleurs, le voici qui arrive, ses cheveux châtains longs et emmêlés, une barbe de trois jours et une sorte de chemise large, longue et usée qui lui arrive aux mollets et dont les tâches laissent deviner ses précédents repas.
Même si c'est impoli, je ne peux m'empêcher de le toiser de la tête aux pieds, qu'il a de nu et dont l'état est à vomir, d'ailleurs.
Pourtant, ses yeux brillent, son air est avenant et, lorsqu'il se met à parler, sa voix est chaleureuse.

" Bienvenue, bienvenue !
Alors, voici nos Élus ! Allons, allons détendez-vous mes mignons !
Je ne vais pas vous manger, nous avons trop à faire !
Allez, allez sortons dans le jardin, il fait si beau ! Vous êtes déjà là ! Je n'ai pas vu ces derniers mois passer, j'étais tant affairé à étudier la prophétie !

Ça, je veux bien le croire. Je suppose que du coup, il n'a pas eu le temps de faire du ménage et qu'il a donc travaillé dans ce capharnaüm.
Tout cela ne me dis rien qui vaille ...

Nous arrivons dans le jardin qui, lui aussi, est sans dessus dessous.
Pourtant, ce devait être un bel endroit avant le réveil du Grand Échiquier, car on devine les fleurs sauvages de toutes sortes qui y poussaient, l'étang aux mille et un nénuphars et le grand chêne majestueux.
Malheureusement, aujourd'hui, tout n'est que terre et feuilles mortes, insectes et tronc mort.
Nous nous asseyons sur une vielle table grinçante, un peu à l'étroit, tandis que Lucena reprend son monologue.

- Bien ! Vous connaissez mon rôle, je suis là pour éclaircir vos lanternes et vous former, vous guider à travers cette aventure grandiose !

Grandiose ? Oui, sans doute, lorsqu'on la suit de chez soi, confortablement installé. Je ne suis pas vraiment rassurée mais je continue de l'écouter, faute de mieux.

- Cependant, vous ne connaissez pas encore vos rôles ! Et croyez le ou non, je peux vous aider !
J'ai tout appris, je sais tout de la magie ! Dans cette épopée, je serai votre guide.
Alors, levez-vous et alignez-vous face à moi, voilà !

Je m'exécute, non sans remarquer que, comme moi, mes coéquipiers sont septiques.
Lucena est plutôt fidèle à sa réputation : sale et un tantinet fou, si bien qu'il semble venir d'une autre planète.
Nous voilà donc debouts côtes à côtes, moi en chef de ligne.
Sous l'œil attentif du Roi, Lucena se lève à son tour et, quand il nous fixe de ses grands yeux globuleux, je remarque que quelque chose en lui a changé.
Il semble plus grand, plus fort, plus puissant.
La magie.
Il s'avance près, très près de nous.
Soudain, il est devant moi.
Je retiens mon souffle : l'instant de vérité est arrivé.
Et bien ... Non.
Comme si je n'existait pas, il passe directement à mon voisin, de l'ordre des commerçants.

- Sissa ... Sissa Verrekt, commerçant.
sa voix, tout à l'heure si chaude, est devenue rauque.
- Que ... Comment le savez-vous ?
- Tais-toi ! Et laisse la magie parler.
Je vois ... Je vois ... Le fou ! Voici le fou !

Il en va de même pour les autres Élus.
La fille de l'ordre de la cour, Caïssa Senhora, est, sans surprise, la dame.
Je dis sans surprise car elle est vraiment belle, avec ses cheveux de jais, sa peau translucide et ses lèvres rouge coquelicot, ce qui lui donne un air confiant, altier.
Un air de femme, de dame.
Puis, c'est le garçon paysan du nom de William Jones qui est présenté comme la tour, et cette révélation me fait frémir.

" Tout le monde doit participer, même la tour ... "

Qu'est-ce que ça veut dire ?
Du coin de l'œil, je vois que le Roi, lui aussi, s'est crispé.
Quant à William, son visage est fermé, impassible, ce qui ne fait qu'accroître mes doutes.
Nous verrons bien ...
Ensuite, viens le tour d'Euphron Rider, membre de la famille royale.
Contre toute attente ... Il n'est pas le roi mais le cavalier et visiblement, il ne le prend pas très bien. Son égo doit être blessé ...
Finalement, le roi se révèle être Bahlit Kuningas,  du rang des instruits.
Lui non plus ne me paraît pas très fiable : il a une drôle d'expression que je ne parviens pas à déchiffrer, mais qui ne me rassure pas du tout.

Cette fois-ci, c'est mon tour, c'est certain.
Les yeux de Lucena sont rivés sur moi, il sourit d'un air carnassier et ne s'arrête que lorsque nous sommes fronts contre fronts.

" Et voici, Aliénor Pwana, notre chère guérisseuse !

Tous les autres rôles ont été distribués.
Ce qui veut dire que je suis ...

- Autrement dit, le pion ! "

Tout à coup, je n'entends, je ne vois plus rien.
Je suis le pion ...

" Le pion décidera de la partie, même s'il ne le restera pas ... "

Alors que cette révélation aurait dû m'ébranler, je suis animée d'une détermination nouvelle.
Peut-être que, finalement, je suis belle et bien faite pour cette aventure ...

Moi, Aliénor Pwana, le pion, je dois mener cette partie, guider les autres et gagner le jeu, quitte à en mourir.
Et je le ferai.

Palamède. I : Le RéveilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant