IV. Tout s'éclaire

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" Peut-être l'avenir me gardait-il encore

Un retour de bonheur dont l'espoir est perdu ?"

Alphonse De Lamartine

C'est la deuxième fois en trois jours que je ressens cette impression de flou total, que je ne comprends plus quoi que ce soit. Aujourd'hui, elle est encore plus intense. Je suis loin, très loin de cette réalité où je dois faire face et me présenter à des centaines- ou des milliers ?- d'inconnus. Mon esprit et mon corps ne font plus un, je peux maintenant apercevoir ce visage ahuri et perdu qu'est le mien. Ou bien est-ce mon imagination qui me joue des tours ? Toujours est-il que j'entends à peine le Roi congédier toute cette foule trop curieuse et trop pressante, même si je suis heureuse de ne plus être au centre d'une attention que je ne comprends pas. Seul le regard effaré de Rosalie me ramène dans cette salle trop pleine il y a une minute et maintenant si vide. Je la revois, elle, Alexandre et Agathe, poussés vers la sortie, me laissant seule avec des étrangers. Alors je refait surface après une longue apnée et je suis les autres dans un silence tendu. Personne ne parle, et la seule personne qui pourrait nous rassurer, je veux bien sûr parler du Roi, n'en fait rien. Il se contente de nous entraîner dans des couloirs interminables et tous plus somptueux les uns  que les autres. Puis nous arrêtons, si brusquement que je manque de rentrer devant ce garçon commerçant. Sissa, il me semble. Bêtement, je suis contente de me souvenir de ce détail, comme si c'était une preuve, une preuve que tout ceci n'est pas un rêve. Plus loin j'entends un déclic et je dois me hisser sur la pointe des pieds pour voir sa Majesté soulever une lourde tenture et presser une des pierres qui ornent le mur, puis de constater, ébahie, une porte s'ouvrir. Nous entrons dans une petite pièce sombre, éclairée par des bougies, sans fenêtres ni meubles. A l'instant où j'entends la porte claquer, j'ai la désagréable pensée que, ici, personne ne pourra nous entendre s'il se passe quelque chose, que je ne peux sortir et que, de toutes façons, je me perdrais certainement dans l'immensité du Palais. Ces craintes sont bien vite chassées par le Roi qui, d'un quintement de toux, attire l'attention sur lui et, après un soupir, élève la voix :

" Bien ... Voici le moment que vous attendez tous, je suppose. Et je le comprends, croyez-le bien. Mais je dois vous avouer que ce n'est pas un sujet dont je parle aisément, certainement parce qu'il fut gardé secret pendant des centaines d'années. Il faut vous figurez que c'est aujourd'hui la première fois qu'il va être révélé à -pardonnez-moi l'expression- de simples sujets. En vain ai-je tergiversé, sourit-il. Connaissez-vous la Légende de Palamède ? il scrute nos regards, attend nos hochements de tête. Oui, bien sûr. Ou du moins, vous le pensez.

Je m'aperçois que mon pied tape nerveusement sur le plancher, produisant un bruit des plus désagréables. Mais cela ne peut pas être plus stressant que les paroles du souverain, des ses " révélations ". Je ne supporte plus cette attente, cette tension qui règne. La suite, vite !

- La légende ... Par où commencer ? Tout d'abord, votre version des faits n'est pas complète. Vous ignorez que le  Mage ne voulait pas créer de Grand Echiquier magique -oui, il existe bel et bien et est ensorcelé, je vous l'assure- c'est donc un autre sorcier qui s'en est chargé. Cependant, le premier homme a reçu, une fois l'acte accompli, une ... Prophétie.

Il marque une pause, et je lui en suis reconnaissante. Ces "quelques" informations me paraissent soudains gigantesques, me font l'effet de montagnes. Comment est-ce possible  ?  Cette histoire, que je connais depuis mon plus jeune âge, prend vie, d'un seul coup. Elle est réelle ! Et semble encore plus fantaisiste. Pourtant, on m'affirme que c'est la vérité et, moi, je devrais y croire. Pire, tout cela n'est pas fini, le récit n'est pas achevé. Quelle suite délirante va-t-on me servir, à présent ? Et que vais-je devoir en faire ? La répandre ? Agir comme un prophète ? Mais j'oublie le plus important ... Cette prophétie, que raconte-t-elle ?

- Je dois vous avertir, elle est quelque peu ... Déstabilisante. Je vais vous la réciter ... " Rien n'est éternel ! Un jour, six pièces devront sauver le Jeu du Roi et le pion décidera de la partie, même s'il ne le restera pas ... Mais attention ! Toutes les pièces doivent participer même la tour... "

Silence. Cette ... prophétie me fait l'effet de charabia. Je ne dois pas être la seule à avoir l'air perdue car le Roi, après un soupir, continue :

- J'aurais préféré que vous deviniez vous-même mais puisque ce n'est pas le cas, et c'est parfaitement compréhensible, mais il va donc me falloir tout vous dire. Je vous prie de m'écoutez  attentivement car cette partie de l'histoire est la plus importante, celle qui vous concerne. Pendant des  centaines et des centaines d'années nous l'avons étudiée, et la conclusion reste la  même car, malheureusement, elle  concorde avec les faites actuels. Le Grand Echiquier, vous l'avez compris, se détruit, et la prophétie l'avait annoncé par ce " rien n'est éternel". Comme cette structure représente notre monde, au sens littéral du terme, si il en vient à disparaître  ... Alors notre île aussi, et nous avec.

J'aimerais pouvoir dire que je ressens de l'effroi, de la peur, ou même de la colère. Mais non. Je ne me sens pas particulièrement mal, puisque je ne sens ... Rien. C'est le vide total, un blocage peut-être ? Ou alors est-ce un rêve. Impossible -je ne sais comment j'ose encore utiliser ce mot-, ce serait trop facile. Je crois que c'est seulement quand je vois la fille de la Cour laisser échapper un petit cri que je sort de mon hébétude, et le garçon de la  Famille royale cligner des yeux plusieurs fois, j'essaie de m'imaginer, une expression perdue sur le visage et les  yeux agrandis par l'angoisse. Et il y de quoi. Cette île va donc mourir ? Ridiculement, je lui en veux, ne serait-ce qu'un instant. Comment peut-elle me faire ça ? Palamède, c'est ma maison, mon refuge depuis toujours et celui depuis ma famille depuis  des générations. Je ne me suis jamais imaginée ne pas y vivre, n'en ai jamais rêvé, surtout pas en ce moment.
Une fois l'effet de surprise passé, j'essaie de me ressaisir. Il y a forcément une solution ; il en y a toujours. C'est sûrement pour ça que le Roi nous a convoqué, pour nous la faire savoir. Pour nous demander notre avis, peut-être ? Peut-être. Peut-être pas. Pourquoi ne poursuit-il pas ? Pourquoi fait-il durer un semblant de suspense ? Pense-t-il que nous voyons cela comme un simple  récit ?  Qu'attend-il ? Je ne supporterais pas ce silence une seconde de plus.

- J'espère que vous avez pu reprendre vos esprits, je sais que la nouvelle n'est pas facile à entendre, qu'elle est très choquante. Tous ceux qui le savent -c'est-à-dire moi et quelques conseillers- ont été tout aussi atterré que vous. Cependant, il y a une solution. Risquée, il faut le préciser, mais une solution.

Et, avec un sourire presque convaincant, il lâche :

- Vous êtes notre solution.

Palamède. I : Le RéveilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant