Chapitre 24 : Le paradoxe du menteur.

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Le lendemain matin, isolé dans le bureau de l'inspectrice de Scotland Yard, le duc San Silvestre interrogeait l'ancien comte des Barowmerry. Sans Thémis. Uniquement accompagné par le lieutenant Kingdom en qui la culpabilité de cacher cette arrestation à sa supérieure, se confrontait au fait d'avoir pris la bonne décision. Il n'osait imaginer la réaction de la jeune femme en découvrant son père accusé de meurtre.

Pour éviter les commérages sur sa belle-famille, Desiderio était parti arrêter Lord Richard à l'aube, alors que les premières lueurs du soleil levant blanchissaient l'horizon. A cette heure de la journée, l'entreprise aurait dû être déserte. Or, les ordres fusaient, en partie recouverts par divers bruits qui lui inhibaient les sens.

Lord Richard le regarda entrer par-dessus ses lunettes rondes sagement chaussées sur son nez droit.

— C'est aujourd'hui, lui apprit-il simplement.

Avec un soupir à fendre l'âme, Richard prit sa veste et le conduisit vers la sortie arrière où les attendait une calèche sans écussons qui les mènerait à Scotland Yard. Ça n'avait pas été facile de sortir en toute discrétion. Fébriles, les ouvriers couraient dans tous les sens, finalisant la « calèche volante ». Très bientôt, une fois les dernières mesures de sécurité mises en place, l'automobile prendrait vie et s'engagerait dans les rues pavées de Londres. 

L'excitation émanait une odeur acidulée qui chatouilla l'odorat de Desiderio. Un sourire au coin, le duc secoua la tête : il espérait que cette drôle d'invention fonctionnerait afin que tout redevienne normal chez les Barowmerry. Mais une ombre vint assombrir ses pensées : il n'était pas certain que Thémis soit là pour voir le visage de sa mère s'éclairer d'une lumière intérieure à la vue de son mari, franchissant le seuil de la maison ; ignorante du rôle de Richard dans le kidnapping de sa fille.     

Arrivé au poste de police, Richard fut accueilli par Kingdom, une moue désolée sur le visage à laquelle personne ne prêta attention. Ils s'installèrent sur une chaise en bois, séparés par une table où trainait un portrait en noir et blanc des Barowmerrys. Enfermés dans le bureau de l'inspectrice, ils évitaient ainsi d'être vu par les policiers. Bientôt, le soleil dansera dans le ciel et les oiseaux chanteront.

Tous deux serviteurs de Caïn, ils se plièrent donc de bonne grâce à ce simulacre d'interrogatoire. Un spectacle destiné aux londoniens et qui l'éloignerait toutes responsabilités au sujet de Martin King. L'échange de banalités terminé, Richard prit une posture défensive. Desiderio eut une mine perplexe, il devait avouer qu'il était un peu perdu face au subit changement d'humeur du « coupable ».

— Connaissez-vous le paradoxe du menteur ? dit-il alors que ses lèvres s'étirèrent diaboliquement, dévoilant un sourire carnassier.

C'était la première fois que Kingdom voyait cet aspect du « si parfait gentleman ». Il eut envie de se frotter les yeux afin de faire partir le voile de sommeil qui plombait sa concentration. Il regarda le métamorphe mais ce dernier lui rendit son sourire. La blancheur de ses crocs ressortait dans la lumière tamisée du bureau et lui donna des palpitations.

— Un peu de thé ? Vous devez avoir soif. Je suis venue vous chercher avant que vous n'ayez la possibilité de déjeuner.

— Ce serait mentir si je disais non.

Le brun fit un geste de la main en direction de Kingdom. Quelques secondes plus tard, il entra pour déposer prudemment le verre sur la table, à côté de Richard avant revenir à sa place, près des fenêtres. Le comte ne posa pas un regard sur ce liquide qui lui faisait pourtant tellement envie, laissant ses interlocuteurs le dévisager avec intrigue.

— Ne m'avez-vous pas dit avoir soif ?

— J'ai menti.

Si Richard mentait, il disait la vérité. Or, lorsqu'il disait la vérité, il mentait. Quelles paroles possédaient donc une once de vérité ? Comment discerner le mensonge lorsque le menteur contrôlait sa respiration et les battements de son coeur ? S'il utilisait un tel stratagème, c'est qu'il y avait quelque chose que l'homme se refusait à dire. 

C'est alors que le comte fit quelque chose à laquelle il ne s'attendait pas et qui l'estomaqua : il but le verre d'une traite avant de le reposer doucement sur la table.

S'il avait avoué qu'il mentait en disant qu'il n'avait pas soif, pourquoi avait-il dit avoir menti en admettant qu'il souhaitait boire pour ensuite avaler le thé ? Le mensonge est vérité et la vérité mensonge, tel est le paradoxe du menteur.

S'amusant du trouble que créa Richard en son jeune ami, Desiderio continua l'interrogatoire.  Mais ils n'apprirent pas grand-chose. Pour le plus grand malheur de Roy, qui en l'apprenant au cours de la matinée, s'enferma à double tour dans son bureau afin de profiter de son meilleur brandy.

Gaspard était parti quelques jours pour finaliser une affaire dont le Primum ignorait tout. L'éclat dans les prunelles de son comparse ne lui disait rien qui vaille. Savoir en plus que le Mikado lui cachait des choses le mettaient en colère, même si, au fond de lui, il comprenait les doutes qui assaillaient son ami le concernant. 

Après l'avoir mitraillé de questions sans réponses, ils décidèrent de mettre fin à cet interrogatoire ridicule. Il était clair que Lord Richard cachait de nombreux secrets dont Kingdom n'était pas certain de vouloir connaître leurs natures. 

Alors que le comte se tenait au seuil de la porte, Desiderio ne put se retenir.

— Qu'est-il arrivé à l'amant de la mère de Thémis ? Il aurait pu la prendre à charge. Votre fille garde de très bons souvenirs de cet homme.

Le comte le fixa étrangement pendant une fraction de secondes, main sur la poignée de porte.

— Je ne savais pas que vous aviez ces degrés d'intimité avec ma fille, dit-il avec hargne. Il est mort. A l'instant même où les Ombres prirent la vie de sa concubine.

Il tourna la tête vers la porte en bois, se refusant de les regarder. Car c'était lui, qui avait tenu le pistolet. De temps à autre, le souvenir de ce noble nageant dans la boue, ses larmes emmêlées à la pluie ; le poursuivait tel un vieux fantôme. Il avait tenté de protéger la femme qu'il aimait jusqu'à ce que sa faux s'abatte. Impitoyable.

— Un jour, le destin fut témoin de deux amants qui, maudits par le sort, rendirent leurs derniers souffles. Leurs cœurs battaient à l'unisson, et c'est ensemble qu'ils ont cessé de battre.

Ces mots résonnèrent dans le couloir de Scotland Yard alors qu'il s'en allait, laissant derrière lui deux hommes démunis.

— Ils n'avaient qu'un seul souhait : unir leurs âmes pour l'éternité afin de vivre leur passion. Sans chaîne, sans limite. Un amour au-delà du réel. Un amour suprême. 


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NB : les chapitres restant se comptent sur les doigts de la main. Bisous ! 

Carpe Diem : Folies NocturnesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant