L'inconfort de sa position la fit grincer des dents. Son matelas était dur et gluant, lui martyrisant le dos. Des petits bruits de grignotage voire des couinements lui parvenaient à travers le brouillard dans lequel était plongé son esprit, encore engourdi par la perte importante de sang. La jeune inspectrice mit un certain temps à découvrir la présence de rats. Mais lorsque ce fut chose faite, son cri strident se répercuta jusqu'à la cabine du capitaine, pourvue d'une bibliothèque et décorée de multiples objets acquis au long de ses voyages.
— Votre sœur s'est enfin réveillée. Vous devriez l'emmener sur le pont pour qu'elle puisse prendre l'air.
— Elle est notre prisonnière, Mikado, et non notre hôte. Qu'elle reste donc enfermée dans la cave, ça lui apprendra où est sa place ! grogna Gaspard.
— Dois-je vous rappeler qu'elle est le trésor le plus précieux de notre Maître ? lui répondit le vampire d'un timbre ennuyé. Et qu'il serait déconseillé de le décevoir ou pire, de le sortir de ses gonds.
Depuis son arrivée précipitée sur le Pauline, il n'avait pas quitté le fauteuil sur lequel il se trouvait confortablement installé. Inlassable, le Masque d'Acier buvait la mer du regard. Sur la surface d'eau, lisse comme la glace, miroitait le clair de lune. Des ondes pâles qui emportaient le navire vers des terres éculées.
— Non, bien sûr que non ! s'exclama l'aristocrate bougon. J'y vais de ce pas.
Thémis avait eu le temps d'analyser sa prison, austère, sale. Des tâches vermillon et des flaques d'urine pullulaient sur le sol en bois. Les fers qu'on plaçait généralement aux chevilles des esclaves, se balançaient contre les murs ou les poteaux en bois. Le mouvement de houle était presque imperceptible. Elle entendait l'eau clapoter tristement contre la coque du navire. Ça devait être une belle nuit, dehors.
Elle devina qu'elle était ici par décision de Caïn, dont la morsure la démangeait affreusement. Toutefois, la jeune femme n'osait la toucher de peur de l'infecter après avoir dormi au sol. Reverra-t-elle un jour sa famille, son fiancé, l'Angleterre ? Sortira-t-elle de cette mésaventure saine et sauve, mais surtout...équilibrée ? Elle eut envie de piquer une crise terrible, de sentir les bras réconfortants de Desiderio autour d'elle, de s'installer en position fœtus pour pleurer à chaudes larmes.
Soudain, des pas lourds attirèrent son attention, le bruit sec du verrou l'alerta.
— Bonjour ma luciole.
Ce surnom, dit des dizaines de fois avec affection mais qui à présent, sonnait douloureusement comme la pire des insultes. La bouche de son frère était tordue en une grimace de dégoût, ses yeux la narguaient ouvertement.
— G-Gaspard, que fais-tu ici ? Es-tu aussi prisonnier de ce navire ? T'a-t-on fait du mal ?
Elle progressa à petits pas, les mains levées vers lui pour toucher cette douce apparition. Elle avait l'allure d'une mendiante quémandant un bout de pain. Il n'était plus l'heure de se voiler la face. Il fallait être forte jusqu'au bout.
Thémis avait été sotte de poser de telles questions. Elle voyait bien qu'il marchait sans entrave, sans blessure, avec une certaine arrogance même. Un rire railleur, à l'accent aigre et menaçant lui vrilla l'ouï. Il s'approcha de Thémis jusqu'à la surplomber de sa stature, la réduisant à néant d'un simple regard.
— Pauvre petite luciole, scintillant d'une innocence si ridicule et malléable que je pourrais jouer avec toi pendant des heures sans jamais me lasser.
— J-je ne comprends pas ! Pourquoi tu agis ainsi ? Où sommes-nous ?
Sa voix partait dans les aigus, ses paumes étaient moites d'anxiété. Elle avait une mine pitoyable, buvant les paroles qui allaient suivre comme si elles détenaient la clef du mystère. Gaspard s'esclaffa.
— Tu ne comprends vraiment rien ma pauvre fille. En fin de compte, le Mikado a raison, je vais devoir t'emmener sur le pont pour que tes neurones fonctionnent un tant soit peu.
Il lui prit rudement le coude pour lui ôter toute envie de désobéissance et lui fit monter les escaliers. Arrivée en haut, Thémis abaissa ses paupières pour profiter pleinement de l'air marin. Une sensation de bien-être l'envahit lorsque ses poumons se gonflèrent d'émotion. Puis le voile recouvrant son regard se releva et la réalité lui sauta aux yeux.
Devant elle, assis sur des rangées de bancs, des monstres uniquement affublés d'un pagne à la couleur indéfinissable, ramaient avec humeur. L'un d'eux tourna le visage vers la jeune femme, lui montrant son faciès d'une laideur grotesque. Sa respiration se coupa, elle s'étrangla à moitié, crachant des postillons sur le pont. Leur visage, ridé tel une vieille pomme, avait la forme d'un œuf. Les plis de la chair, d'un turquoise lumineux, retombaient sur d'immenses dents de lapin qui ne leur permettaient pas de fermer la bouche. Leurs oreilles étaient grandes et pointues.
Mais il y avait pire. Au centre des rameurs, un caillebotis laissait entrapercevoir des corps entassés dans un endroit réduit. La puanteur qu'ils dégageaient agressait ses narines.
Thémis se retourna vivement, l'encre de Chine de sa chevelure se dilua dans la brise marine. Elle martela le torse de Gaspard jusqu'à ce qu'il se lasse de ses enfantillages. L'hargneuse gifle la prit par surprise. Elle s'écroula au sol tel une poupée de chiffon.
Thémis releva vivement la tête, offusquée par son geste. Malgré l'obscurité, Gaspard vit la marque de sa main. Dans ses pupilles, une étincelle d'amertume naquit.
— Comment peux-tu vendre des êtres humains pour gagner ta vie ? rugit-elle.
— Je ne t'ai pas entendu te plaindre lorsqu'on t'offrait de nouvelles robes et des perles ! Tu avais l'air plutôt heureuse ! il inspira avant de continuer. Ecoutes Thémis, il faut savoir s'adapter pour pouvoir survivre.
— Survivre ? Mais à quoi ? l'interrompit-elle. Ne te cache pas sous de vilaines excuses !
Gaspard rougit sous la colère. Il leva la main pour la punir à nouveau de son impertinence, mais se retint à temps, se rappelant des propos du Mikado.
— Crois-tu que nos inventions puissent voir le jour sans investisseurs ? Que nous puissions vivre en concordance à notre statut social alors que l'aristocratie se meurt ? Le monde change Thémis, asséna-t-il comme un mantra appris par cœur. Et les Barowmerry sommes avec eux, ajouta le rouquin.
La jeune femme ne répondit pas. Les choix de son frère — et donc par extension de son père —, la choquaient grandement. Optimiste, Thémis pensait qu'il y existait d'autres moyens de parvenir à leur fin sans forcément passer par des actions illégales.
Elle avait vu beaucoup de choses dans son travail, mais vendre des humains aux surnaturels la dépassait. Qu'avaient-ils bien fait pour se retrouver dans le Pauline ? Qui étaient-ils : des ouvriers, des mendiants, des prostitués voire des enfants enlevés à leur famille ? A moins qu'ils n'aient visé plus haut dans la hiérarchie.
— Que font-ils de la marchandise ?
Voilà qu'elle se mettait à parler comme son frère. Un moyen de restreindre l'horreur de la situation. Il haussa les épaules. Ses cheveux auburn glissèrent sur son front pour recouvrir ses iris claires.
— A savoir.
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Carpe Diem : Folies Nocturnes
Mystery / Thriller[ HISTOIRE TERMINÉE ] #Nominée au Wattys2018 !! Il était une fois, une Londres où se côtoyaient les plus terrifiantes créatures révélées à ce jour. Une jeune femme en avance sur son temps. Et un Couturier qui aimait pratiquer son art sur les êtr...