Chapitre 12 - 1 : Mon beau miroir....

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Le carillon du Big Ben sonna vingt-et-une heure. Le ciel continuait à pleurer ses larmes, mais les londoniens, habitués à ce temps maussade, persistaient dans l'art du divertissement. Dans le salon de style néo-gothique des Barowmerry, une douce clameur s'élevait jusqu'à la chambre de la jeune femme. Péniblement, Thémis immergea des brumes du sommeil. Son minois se tordit en une mimique frustrée, l'appel de Morphée résonnait en elle, l'emmenant de nouveau au pays des rêves. Mais les rires bruyants l'en empêchèrent. La lumière qui filtrait depuis l'interstice de la porte, lui rappelait les obligations auxquelles elle devait assister.

Il faisait sombre dans la chambre. Elle cligna des yeux à plusieurs reprises, craignant se réveiller dans le manoir du Mikado, mais il n'en était rien. Sa tête la faisait souffrir, une migraine atroce lui martelait le crâne. Elle tourna le regard vers la fenêtre, contemplant les arbres de Saint James Park imbibés par la nuit. Depuis que le duc était entré dans sa vie, celle-ci se résumait à une succession de faits étranges et mystérieux. Thémis pressentait que cet afflux d'événements surnaturels n'était pas dû au hasard. Les créatures de la nuit se mélangeaient rarement avec les 'sans-pouvoirs', peut-être était-ce dû aux chasseurs qui surveillaient étroitement les limites imposées, ou à un dégoût de ces personnes. Finalement, qu'importe la raison, un je-ne-sais-quoi clochait. Et elle enquêterait pour savoir la vérité.

Soudain, la porte s'ouvrit avec fracas, laissant apparaître une silhouette masculine dans l'encadrement. Elle ne sursauta pas, plongée dans une drôle de torpeur. Gaspard s'approcha du lit où sa sœur se trouvait allongée, les membres écartés en croix. Assis à ses côtés,  son frère passa les doigts dans sa chevelure en bataille. Thémis ne pouvait voir son expression, la lumière du couloir éclairaient son dos musclé. Alors elle ferma les yeux, profitant de cette accalmie.

- Allons ma luciole, lève-toi, les invités sont arrivés. Mère souhaite que tu t'attifes de ta plus belle robe.

Elle renifla avec dédain. Thémis ne voulait pas se soustraire à ses caresses et se mélanger au monde des vivants. Elle savait qu'en descendant, elle devra remettre son masque en place, pour ne laisser aux vues de tous qu'élégance et gaieté. Car elle avait le devoir de se comporter comme la fille d'un comte. Un élan de colère la submergea. Son père n'était qu'un traitre. Fricoter avec les dirigeants surnaturels d'Angleterre était le pire des crimes. Hors de soi, elle marcha jusqu'au paravent pour se laver le visage dans une bassine d'eau froide. Quand elle pensait que c'était grâce à lui, qu'elle était devenue, aux mépris des convenances, inspectrice. A présent, une sinistre idée s'immisçait en elle depuis les révélations du Masque d'Acier : et si au lieu de fuir les Ombres, on l'avait emmenée dans la gueule du loup ? « Demain, se dit Thémis, demain j'enquêterai sur la chanson ».

Une fois sa toilette finie et toutes traces de sommeil disparut, Thémis revient dans la chambre. Vide. Gaspard s'en était allé, laissant derrière lui sa tenue pour la soirée. Une robe rose pâle était posée avec délicatesse sur le lit. Thémis regarda la corde qui pendait à côté du baldaquin. Il lui suffisait de tirer dessus pour faire carillonner la cloche lui étant destinée, alertant sa domestique, qui s'empresserait alors de l'habiller et de la coiffer. Si, bien sûr, on l'entendait à travers le boucan régnant dans la maison. Ses yeux se posèrent sur la pendule de sa table de chevet. Il lui restait peu de temps pour s'habiller et descendre accueillir le Haut-Londres, avant de passer à table. Elle enleva sa robe froissée, puis gémis de douleur. Quelle idée de dormir avec son corsage ! Elle devinait les ecchymoses qui coloraient son torse, et la sensation inconfortable que serait de s'asseoir droite comme un « i », sur un siège au rembourrage divin. Ayant décidé que le corset n'était qu'une torture imposée aux jeunes femmes pour séduire ses prétendants lors des festivités. Et d'après le nombre inexistant d'amoureux transis venant lui rendre visite à l'heure du thé, il n'y avait aucun risque à libérer son corps de toutes entraves démoniaques. Un soupire de plaisir s'échappa de ses lèvres. Tête en arrière, elle ouvrit la bouche et prit une goulée d'air. Ses poumons se gonflèrent comme deux baudruches, laissant progressivement l'oxygène se diffuser en elle.

Si les cols hauts agrémentés de dentelle frivole étaient de rigueur la journée, les robes du soir prônaient les encolures larges et laissaient les épaules dénudées. Un châle et des gants blancs, recouvrant l'avant-bras jusqu'au-dessus du coude, complétaient la tenue. La chevelure élevée en gros chignon au-dessus de la tête, agrémentée par une fleur de Sakura, contribuait à son allure longiligne. Comme toujours, face au reflet que lui renvoyait le miroir, elle se haïssait. Cette apparence fragile et innocente ne collait pas avec son tempérament fougueux. Elle aurait aimé avoir la chevelure de feu de ses frères, ou les ondulations dorées de Lady Julia. Mais le destin en avait décidé autrement. Noirs, ses cheveux. Noirs, ses yeux bridés. Noires, les cernes qui faisaient ressortir son teint blafard. Même le ciel était d'un noir d'encre ce soir. Son nez se retroussa en une moue de contrariété. Elle ressemblait à un spectre en tutu rose.

- Miroir miroir, chantonna-t-elle, mon beau miroir.... Rends-moi une apparence plus humaine, absorbes mes peines.

Une fois de plus, le silence fut sa seule réponse. Abandonnant l'idée de faire bonne impression, Thémis rejoignit les joyeusetés.

~*~

Au pied des escaliers, la stupeur marbrait le visage de San Silvestre face aux flots de paroles que régurgitaient Kingdom.

- Etes-vous certain de ce que vous avancez lieutenant ?

- La couturière Miss Chasnel est formelle. Les bouts de tissus retrouvés sur le corps calciné de Westminster sont d'excellente qualité.

Les phalanges de l'inspectrice blanchirent alors que sa main se resserrait sur la rembarde. Une planche en bois craqua sous ses chaussures en soie. Sortant de sa léthargie, le duc papillonna des yeux, comme pour rendre l'image que lui transmettait ses iris plus limpide.

- Vous êtes tout bonnement horrible. Vous auriez pu dormir un peu.

- Tant de compliments me font rougir, cher duc, lui répondit Thémis, son éventail tapotait son bras de petits coups coquins.

L'air impassible de Kingdom se fissura pour laisser naitre un grommellement amusé, vite caché par son poing face aux œillades assassines de ses supérieurs.

- Le tueur s'attaque aux notre. Si le Tout-Londres commence à paniquer face à la nouvelle qui, j'en suis sûr, fera la une des journaux, notre enquête se verra contrariée. En attendant, essayons de garder cela secret et profitons de la soirée de votre mère, Inspectrice.

Lui donnant raison, elle se dirigea vers le salon, mais une main cailleuse agrippa son coude.

- Il faudrait rendre visite aux sorcières.

- Pourquoi ? questionna Thémis.

- Les sorcières des augures pourront interpréter les arabesques sculptées sur le cadavre de Westminster, lui répondit le duc. Elles sont les seules à pouvoir interpréter les présages. Nous avons besoins d'elles pour doubler ce meurtrier.

- Mais, commença à protester l'inspectrice, ceux sont des charlatans ! Les vraies sorcières sont protégées par des êtres puissants, et ma rencontre avec le Mikado cet après- midi, m'a suffi pour la semaine.

- Ne vous inquiétez pas pour cela, je me charge de tout. Contentez-vous seulement de vous rendre au lieu de rendez-vous indiqué.

- Très bien, souffla Thémis. Et maintenant, pouvons-nous aller manger ?

- Je ne savais pas que vous seriez si empressée de vous joindre à cette petite réception altière. Mais je ne m'en fais pas, le bas de votre robe fera office de parapluie contre les langues vipérines qui nous attendent.

Sans qu'il ne le comprenne, la jeune fille échangea un regard complice avec le vieux militaire.

- On peut dire que j'ai l'habitude avec vous, mon cher duc, lança-t-elle avant de s'emparer du bras de Kingdom et de s'avancer dans le salon.


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>  L'info inutile du jour : le saviez-vous ?

L'idée de la jupe en mousseline est apparue au 18e siècle. Mais son nom actuel ' tutu ' ne lui a été donnée qu'en 1881. Ce qui veut dire, que les londoniens de Carpe Diem : Folies Nocturnes, pouvaient très bien croiser d'étranges créatures en...tutu.

Carpe Diem : Folies NocturnesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant